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ni un enfant ni un adolescent, mais un assez agréable jeune homme dont le menton correct, lisse, mais plus que velouté, appelait déjà le travail du rasoir. Il aurait volontiers employé une dizaine de jours à se montrer un peu dans la ville, au grand orgueil de sa tante ; mais le lendemain même de son triomphe, il apprit que son père venait de rendre à Dieu son âme, et il partit.

L’orphelin trouva pour héritage, au manoir paternel, quatre camisoles usées au point de ne supporter aucune réparation, deux vieilles douillettes de merlut, et une somme insignifiante de numéraire. Il faut croire que le défunt, si fort pour recommander la théorie d’amasser constamment sou sur sou en vue de l’avenir, était, quant à lui, très-faible dans la pratique. Tchitchikof, après avoir mis une pierre sur la fosse de son père, vendit sans désemparer la maisonnette, la terre, meubles, camisoles et douillettes en sus, pour la somme ronde de mille roubles comptant, et se transporta, avec la famille de serfs qui lui appartenait, à la ville, où il avait résolu de se fixer, d’entrer au service civil, et enfin de se faire une petite position convenable. Avant de partir de cette même ville, il avait dit à sa pauvre tante désolée : « Je reviendrai bientôt, bientôt ; » elle n’en crut rien et se laissa mourir la veille de son retour, pour n’avoir pas eu un peu plus de foi en son neveu et quarante-huit heures de patience. Il courut retirer de son ancienne cachette onze bourses de cinq roubles chacune qu’il y avait déposées ; quant aux deux cents qu’il trouva dans le fond d’un tiroir d’armoire dont, faute de clef, il fallut forcer la serrure, il en employa la moitié aux funérailles de la défunte ; puis il prit un logement fort modeste, vers le centre de la grande rue.

Il y eut, la semaine suivante, un petit événement dont il fut contrarié : on renvoya de l’école, soit à cause de son ineptie, soit pour quelque autre cause, le précepteur affolé de tranquillité et de bonne conduite. Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que, de désespoir, le précepteur se mit à boire et n’eut bientôt ni de quoi boire ni de quoi manger. Malade, sans pain, sans linge, sans aucunes ressources, il se