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grande rue et disparut. C’était la dernière fois que le fils voyait son père ; mais les instructions, les dernières paroles paternelles que l’enfant venait d’entendre, germèrent et poussèrent de profondes racines dans l’âme de Tchitchikof.

Pavloucha, dès le lendemain, fréquenta les classes de l’école. Jusqu’aux vacances on eut là tout le temps de le connaître ; il ne montra pas plus d’aptitude pour une science que pour une autre, mais il se distingua par un air de grande attention et par sa propreté, et de plus, il montra une vive intelligence de toutes les choses pratiques. Par exemple, il sut parfaitement s’arranger avec ses camarades de manière à se faire assez souvent régaler sans s’attirer le moindre reproche ; et non-seulement il ne rendait jamais friandises pour friandises, ou morceau pour morceau, mais, cachant sa pitance pour deux ou trois heures, il parvenait à leur vendre justement ce qu’ils lui avaient donné. L’enfant était gourmand et friand ; lui, il avait la force de refuser à son estomac toute satisfaction en ce genre. Des vingt sous que son père lui avait donnés, il sut n’en pas débourser un seul, et avant la fin de l’année il avait doublé sa somme ; non sans déployer, pour arriver à ce résultat, une habileté peu commune à cet âge. Pendant son loisir des fêtes de Noël, il modela en cire, au moyen des bouts de cierges de sa tante, un bouvreuil qu’il coloria, je ne sais comment, et qui fut vendu et bien vendu, à la porte de l’école, le jour même de la rentrée.

Avec ces petits talents, l’école était pour lui une place de commerce ; comme le marché était à peu près sur son chemin, il y allait acheter quelque petite victuaille, puis, son panier sous le banc, il se mettait, aux heures de récréation, entre deux enfants de parents riches, et, dès qu’il remarquait que ses voisins et ses vis-à-vis avaient le regard un peu trouble et la lèvre sèche, symptômes des appels de l’estomac, il soulevait machinalement tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, le couvercle de son panier, leur laissant apercevoir une miche, un pain d’épice, un gâteau. « Donne, donne, cède-moi ta miche, cède-moi ton gâteau ! » lui chu-