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Le père de Tchitchikof ne passa qu’une nuit chez sa parente, où il n’y avait décidément pas de place pour trois ; aussi, le lendemain, huit heures n’étaient pas sonnées qu’il s’était remis en route. Au moment de la séparation, ses yeux paternels ne versèrent point de larmes, mais il donna à son fils unique une vingtaine de sous pour ses dépenses indispensables et quelques friandises, et, ce qui est plus grave, il lui fit les plus sages recommandations dont il fût capable :

« Prends garde, Pavloucha, étudie bien, ne sois ni polisson ni têtu ; tâche, avant tout, de plaire à tes maîtres et aux supérieurs de l’école. Si tu plais à monsieur le principal, quand même, faute de capacité, tu ne ferais de progrès dans aucune des sciences du programme, tu seras favorisé et avancé mieux que personne. Ne te lie avec aucun écolier ; ils ne t’apprendront jamais rien de bon. Et si tu ne peux faire autrement que de t’attacher à deux ou trois camarades, lie-toi avec les plus riches ; ceux-là du moins peut-être un jour te garderont bon souvenir, tu feras usage plus tard de leur nom, ils ne le trouveront pas mauvais, et, s’ils ne te font pas de bien, ils auront conscience de te nuire. Ne régale personne et fais-toi régaler ; garde chaque sou et chaque centime comme la prunelle de tes yeux, l’argent est tout dans ce monde ; un camarade, un bon ami te trompera, te trahira impudemment ; un camarade ne vaut pas une kopeïka que tu retrouveras en tout temps prête à te rendre service ; on fait tout, on rend tout faisable et facile par la kopeïka[1]. »

Le petit bossu appuyé contre le brancard du chariot mit la ponctuation à cette harangue par des mouvements approbatifs du menton ; le père, content de lui-même, se sépara de son fils ; il monta en télègue, le petit bossu se hissa sur sa planche, la télègue tirée par le cheval pie dévala de la cour, remua toutes les fanges de la ruelle, gagna la

  1. C’est-à-dire par l’argent : une kopeïka, dont on fait improprement un kopeck en français, est le centime (la centième partie du rouble)