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le banc hospitalier d’une chaumière, une collation froide de pâté aux choux et de mouton rôti, après quoi le père et le fils se promenèrent une heure sur le bord d’un gué qu’ils venaient de traverser, pendant que le quadrupède et le bossu se repaissaient l’un d’une mesure d’avoine, l’autre de quelques reliefs du repas des maîtres ; puis on se remit en route, et nos gens arrivèrent enfin le troisième jour sans encombre à leur destination. C’était ce que nous appelons une ville ; l’enfant resta bouche béante à la vue de ce luxe de maisons et de rues qui lui était encore inconnu. Le chariot n’eut pas roulé dix minutes dans la rue principale qu’il entra dans une ruelle longue, tortueuse, inégale, pleine de flaques profondes où la pègue pataugeait et s’embourbait, et où elle serait, pensons-nous, demeurée avec tout l’équipage, si le serviteur et le maître lui-même, au moyen des rênes, du fouet et de la voix, ne l’eussent tenue dans un salutaire état de surexcitation.

Après bien des efforts communs, les voyageurs parvinrent à sortir d’une dernière flaque noirâtre et à pénétrer, en escaladant une pente, dans une petite cour ornée de deux pommiers en fleurs. Ils se trouvaient devant une vieille maisonnette en rondins qui masquait un jardinet planté de légumes communs ; celui-ci, ombragé par des sureaux et des sorbiers, était terminé par une baraque des plus délabrées, à toiture en planchettes pourries ; le jour ne lui venait que par une ouverture d’un pied carré où s’enchâssait une vitre d’un verre grossier, que les filigranes irisés du temps avaient fini par rendre mat à sa manière. Là habitait une de leurs parentes, malingre, petite, vieille, toute ridée jusqu’aux salières du cou, qui pourtant, toute chétive qu’elle était, allait encore, tous les matins, à travers la boue de la ruelle, faire son tour de marché, puis revenait sécher ses bas sur la bouilloire à thé, qu’elle allumait en rentrant de sa course. La pauvre femme caressa l’enfant et se réjouit de l’incarnat de ses joues fraîches, pleines et veloutées. Ce fut d’elle qu’il apprit qu’à partir de ce moment il habiterait sous le même toit et que, dès le lendemain, il commencerait à fréquenter l’école de la ville.