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homme sec et malingre, affublé d’un long surtout de merlut[1], les pieds chaussés de chaussons de tricot et les jambes nues, geignait, murmurait sans cesse en allant et venant par la chambre, et crachait dans un vieux sablier de bois, tandis que lui, dès l’âge de six ans, stationnait des heures entières, assis sur un méchant tabouret, la plume en main, les lèvres et les doigts souillés d’encre, et sous les yeux un exemple de calligraphie qui disait : « Ne mens pas ; écoute les vieillards, et porte la vertu dans ton cœur. » Quand le petit malheureux, fatigué de son silence et de son immobilité, et de l’uniformité de son devoir, et de l’éternel traînement de chaussons et du périodique crachotement de monsieur son père, s’avisait d’enjoliver à l’excès une majuscule ou de développer un peu trop par le haut ou par le bas un t, un p, un z, ou un d : « Ah ! tu polissonnes encore ! » disait le père, et de longs doigts difformes, armés d’ongles cornifiés, lui tiraillaient les oreilles jusqu’à ce qu’il eût poussé un cri de douleur… Ainsi se passa sa première enfance, et l’on conçoit qu’il n’en conserva dans sa mémoire que des images bien confuses.

Un jour, par un beau premier soleil de printemps, le père monta et fit monter son fils dans une télègue attelée de l’un de ces petits chevaux mouchetés très-vulgaires que nos maquignons, à raison de ce mouchetage de leur robe, rangent au nombre des pègues ou pies. Sur une sorte de caisse placée à gauche de l’avant, prit place à son tour un petit bossu qui était le chef de la seule et unique famille de serfs appartenant au père de Tchitchikof, et à qui incombaient tous les soins du ménage. La pègue et le bossu étaient plus sobres que le chameau, plus fermes que le mulet ; ils roulèrent trente-six heures durant avant de prendre, sur

  1. Merlut ou merluche, mot qui n’appartient guère encore, comme touloupe, samovar, verste, archine, etc., etc., qu’au français de la Grande-Russie, désigne des peaux d’agneau mort-né, de tout jeune mouton ou même parfois de bouc, préparées par un procédé particulier, et dont on fait de chaudes et durables doublures de robes de chambre chez les riches; en vieillissant et devenant fort laides, elles passent aux laquais, qui les cèdent aux employés pauvres et peu difficiles sur l’élégance du costume dans leur intérieur.