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tre héros ait été vue d’un bon œil par la généralité des lecteurs. Qu’il déplaise aux dames, ceci va de soi : les dames exigent qu’un héros soit parfait ; et, si l’auteur laisse voir dans celui qu’il leur présente la moindre faiblesse d’âme, le moindre défaut corporel, c’en est fait de lui. Le poëte aura beau analyser à fond son âme et en buriner l’image de manière à le faire voir comme dans la glace la plus pure, il n’y sera attaché aucun prix. L’âge et l’embonpoint de Tchitchikof ne peuvent certes que lui nuire. Un homme d’un certain âge, fi ! et de l’embonpoint par-dessus le marché, c’est ce que le beau sexe ne nous passera jamais, et quelques-unes s’emporteront jusqu’à dire : « Mais il est dégoûtant, son héros ! » Hélas ! nous savons tout cela, mais le poëte a ses raisons pour repousser jusqu’à l’idée d’admettre comme le héros de son œuvre un jeune et beau gentilhomme ou un prince qui se montre plein de grandeur, d’honneur et de vertu.

Peut-être, dans nos récits tels que nous les avons conçus, le lecteur sentira-t-il vibrer quelques cordes vierges, jusqu’à ce jour inconnues, inaperçues ; peut-être y verra-t-on se dessiner la richesse infinie de l’esprit national ; peut-être y verra-t-on passer quelque homme doué de qualités presque divines, quelque ravissante jeune personne bien russe, et telle qu’il ne s’en trouverait pas une seconde sur tout le reste du globe, ornée d’une âme angélique toute d’élan, de bonté, de dévouement et de sublime charité ; peut-être, près de ces personnages, tous les gens vertueux des autres sociétés humaines feront-ils l’effet d’être morts, comme un livre est chose morte, comparé à la parole vivante. Un jour viendra que les Russes se lèveront, de grands mouvements se manifesteront… et l’on verra combien profondément il était tombé dans la nature slave de cette semence de vertu qui n’a fait pour ainsi dire que glisser à la surface de la nature de vingt autres races. Mais à quoi bon parler de ce qui est le secret de l’avenir ? Il convient peu à un auteur qui, depuis longtemps homme fait, a été mûri par une vie intérieure austère, par la salutaire sobriété de la solitude, de s’emporter, de s’oublier comme