Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

porté au rivage, tu m’as sauvé la vie. C’est, qui le niera ? sur les routes, dans les chemins, en voyage que naissent les fécondes pensées, les rêveries poétiques, les impressions et les expressions grandioses !…

Notre ami Tchitchikof, se trouvant déjà en rase campagne, comme nous l’avons dit, éprouva lui aussi, en ce moment, un commencement de bien-être qui n’avait rien de trop prosaïque, quoiqu’il fût encore tout imprégné de cette prose de la ville de N… Il regarda d’abord en arrière pour bien s’assurer qu’il en était sorti ; quand il fut bien certain que la ville était totalement hors de vue, et qu’on n’apercevait même plus les cabanes, les forges des maréchaux-ferrants et les moulins environnants, ainsi que les minarets blancs des églises bâties en pierre, il ne fit plus attention qu’à la route qu’il suivait, et sa distraction fut telle que cette ville de N…, qui avait été son cauchemar de la veille et qui l’oppressait encore le matin, devint pour lui un souvenir vague et confus, comme s’il ne l’eût en effet connue que pour l’avoir traversée au temps de son enfance.

La route elle-même cessa bientôt d’occuper Tchitchikof ; ses paupières alourdies peu à peu s’abaissèrent, et sa tête s’étant mollement abattue sur l’oreiller, il ferma tout à fait les yeux.

Nous avouons être très-satisfaits de ce sommeil que goûte notre héros, mollement bercé sur d’excellents coussins, dans le fond de sa britchka. Ce temps de repos nous offre une occasion naturelle de parler à loisir à nos lecteurs de la personne même et de quelques détails de la vie de Tchitchikof. Jusqu’ici force nous a été de parler plus que nous n’aurions voulu de Nozdref, du maître de police, et de bals, et de dames, et de caquetages, et de ces milliers de détails qui paraissent assez misérables dans un livre, à plus forte raison dans un poëme, mais qui ont dans le monde une importance positive. Mettons tout cela de côté, du moins pour un temps, et abordons sans plus d’amusement un récit épisodique indispensable.

Il est au moins douteux que jusqu’ici la personne de no-