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riot de poste, tiré par un troïge lancé au grand galop, croisa la britchka, vomit contre les voyageurs un effroyable torrent d’injures et de menaces, et, après cet orage improvisé, disparut comme une vision, ne laissant d’autre trace de son passage tempétueux qu’un long tourbillon d’épaisse poussière. Petit et fugitif incident de route, rien de plus.

Mais que de choses étranges, attractives, entraînantes et vraiment merveilleuses dans ce seul mot russe, dorôga (la route, le voyage) ! Que de puissance dans le mot, et que de charme dans la chose !… Jour clair, feuillage d’automne, vent froid ; serré dans les plis de notre manteau de voyage, et le chapeau enfoncé sur les yeux, nous nous casons bien commodément, bien étroitement dans un angle de la voiture ; le frisson, qui tout à l’heure parcourait nos membres, a bientôt fait place à une douce chaleur ; les chevaux dévorent l’espace ; nous nous sentons envahis par une somnolence voluptueuse ; nos yeux se ferment, le sommeil nous rend d’abord sourds, non-seulement à la neige inconsistante qui tombe, mais au trot des chevaux et au bruit des roues, et à celui même de notre respiration accompagnée de la dilatation naturelle du corps commune à nous et à notre voisin, d’où il résulte que nous nous réveillons simultanément l’un l’autre.

Nous ouvrons les yeux, nous regardons au dehors : cinq relais ont été franchis, la scène est éclairée différemment ; sous la douce clarté de la lune, c’est une ville quelconque, des églises en bois, dominées par des coupoles, des minarets et des flèches noircis par le temps, des maisons de rondins noirâtres, çà et là quelques maisons en pierre qui tranchent par leur teinte blanche. Les lueurs de la lune se détachent sur les murs et sur les pavés, et tout le long des rues, comme si on eût étendu ici de larges pièces de toile, là des draps de lit, des nappes, des serviettes et des mouchoirs pour qu’ils sèchent au grand air, et l’ombre se dessine en zones noires dans tous les intervalles ; les toits brillent comme de grandes plaques de métal poli, quoique de simple bois la plupart. Pas une âme aux fe-