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comme des points, des marques, de poudreuses oasis ; rien en toi, sous cet aspect monotone, ne charme, ne séduit, n’amuse au moins le regard.

Quelle est donc cette force mystérieuse, cet attrait inexplicable, mais irrésistible, qui m’attire vers toi ? D’où vient, ô Russie, que toujours et partout mon oreille croit saisir la mélodie plaintive, traînante, angoisseuse et peu variée de la chanson que tu fais entendre de l’une à l’autre de tes mers et tout le long de tes fleuves géants ? Cette chanson, que rappelle-t-elle donc à mon cœur, qu’à son souvenir je presse des deux mains ma poitrine pour ne pas éclater en sanglot ? Qu’est-ce que ces sons, ces accents qui, en venant caresser mon âme, produisent dans mon sein de si douloureuses étreintes ? Parle, ô Russie ! que veux-tu de moi, dis ? Quel lien sacré, indéfinissable, mais réel et sensible, y a-t-il entre nous deux ? Pourquoi me regardes-tu ainsi, et pourquoi tout ce que tu contiens attache-t-il sur moi ce long regard fixe ? Que pourrais-tu attendre d’un être si chétif ?… Et jusqu’à cette heure, moi, plein d’anxiété, je me tiens là debout, immobile. Mais déjà se forme un gros nuage sombre et menaçant, tandis que ma pensée s’arrête muette devant les espaces infinis, et sans abri pour y chercher un refuge. Eh bien, cette étendue infinie elle-même, que fait-elle augurer ? Puisque tu es sans limites, ne serais-tu pas la mère-patrie, mère et nourrice de la pensée infinie ? Tu dois être le pays des géants si universellement rêvés à toutes les époques, toi qui es la seule contrée où les géants aient du champ pour leurs pieds, de l’air pour leurs poitrines. Et l’idée dominante de l’étendue incommensurable m’absorbe irrésistiblement, se réfléchissant dans le fond de mon âme avec une force redoutable, et mes pensées s’illuminent d’une puissance miraculeuse. Oh ! quel lointain éblouissant, plein de mirages et de merveilles inconnues au monde entier !… Russie…

« Arrête, arrête, imbécile !… » cria Tchitchikof à Séliphane, et, dans le même temps, un feltiègre à moustaches démesurées, haut placé sur le coussin de cuir d’un cha-