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portant en suscription : 51e batterie d’artillerie ; viennent ensuite des pièces de terre vert de pré, jaune d’or, noir d’ébène et fraîchement sillonnées en guérets en plein désert ; là-bas c’est la chanson qu’on entend dans un lointain incroyable, et des volées de cloches ; plus loin, bien plus loin encore, apparaissent des tourbillons de moucherons, des nuées de sauterelles, des trombes de corbeaux, des faîtes de sapins, des océans de brouillard, faisant ombre sur vingt points d’un horizon qui semble n’avoir pas d’autres bornes…

Russie ! Russie ! des lieux étrangers où je suis, de cette grande distance traversée par plusieurs hautes chaînes de montagnes[1], je te vois, je te vois distinctement, ô mon pays ! Ta nature est pauvre ; là rien pour réjouir ni pour effrayer les regards ; point de ces hardies merveilles couronnées par les témérités de l’art ; point de ces villes signalées par de hauts palais à mille fenêtres, qui ont pour base des masses de rocs géants ; point de ces arbres dont chacun fait tableau, de ces vastes et amples draperies de lierre enserrant les maisons dans leurs plis, grandissant dans le bruit et l’éternelle pluie diamantée qui sort des bénignes vapeurs des torrents et des cascatelles ! Chez toi, on n’a pas à renverser la tête en arrière pour regarder là-haut dans les airs de monstrueuses roches appendues, ici en bizarres corniches, là en immenses voûtes formant des salles de génies ou de Titans éclairées de loin en loin sous les nuages, par des ouvertures où joue le lézard à travers les pampres, les capillaires, les lierres, les mousses enchevêtrées à cet orifice aérien. Point de ces perspectives infinies de cimes éclatantes de lumières diverses sous des ciels d’or, d’argent, d’azur et de pourpre, d’une incomparable transparence ! Non, Russie, en toi, il est vrai, rien de si splendide, de si pittoresque ; en toi tout est plat et découvert, les villes sont plates, sans relief, et ne se détachent sur l’uniformité du désert que

  1. Gogol voyageait en Suisse et en Italie à l’époque où il écrivait ce onzième chant de son poëme.