Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trement et chapeau bas tout un peuple d’employés. Il pensa que beaucoup d’entre eux reconnaissaient sans doute, l’un sa britchka, l’autre ses domestiques ; mais tous étaient si pensifs qu’ils s’abstenaient par extraordinaire de ce caquetage habituel aux gens désœuvrés qui charment, en causant, l’ennui que leur impose l’obligation de suivre officiellement un convoi funèbre. Toutes leurs idées étaient réfléchies sur eux-mêmes. « Quel homme trouverons-nous, pensaient-ils, dans ce nouveau général qui va nous arriver ? Comment se prendra-t-il aux affaires ? Quel accueil nous fera-t-il ? » À la suite des employés à pied venaient des voitures pleines de dames en bonnets de deuil. Au mouvement de leurs lèvres et à leurs gestes, il était facile de voir qu’elles tenaient conversation, et même une conversation des plus animées. Elles aussi, peut-être, parlaient du nouveau général, supposant qu’il donnerait certainement quelques bals en vue desquels il convenait de songer aux festons, aux blondes, aux broderies, aux coupes nouvelles. À la queue des voitures défilèrent une douzaine de drochkis vides de leurs propriétaires ; puis, le passage se trouvant libre, notre héros sentit de nouveau le rude bercement de sa britchka.

Aussitôt il replia ses rideaux, reprit sa position, soupira et se dit à lui-même par manière d’amusement : « Ce brave procureur, procouror, procouror, il a vécu, certes, il a vécu, et puis voilà qu’il est mort ! Bon, ils vont bien vite lui faire dire par les gazettes qu’il est mort victime de l’excès de son zèle, à l’inconsolable douleur de ses subordonnés et de l’humanité entière. Citoyen honorable, sage père de famille, modèle des époux, et vingt autres belles choses. Ils sont très-capables d’ajouter qu’il fut accompagné à sa dernière demeure par les pleurs déchirants des veuves et des orphelins… Si l’on prenait le soin de soulever ce voile de convention et de regarder, tout ce qu’on verrait, c’est que le défunt avait les sourcils, l’un surtout, d’une épaisseur peu commune. » Là-dessus il se félicita mentalement d’avoir rencontré un mort et d’avoir croisé le cortège funèbre non en tête, mais en