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aucune partie de l’ordre légal ou extra-légal établi dans son pays.

Douanes, finances, église, organisation de l’armée, de la marine, de la justice, des prisons, traitement des fonctionnaires et commis, instruction publique, police, servage des masses, simonie générale, il n’a jamais rien contrôlé ; il a tout accepté, tout approuvé par son silence et par sa soumission. Et pourtant, le lecteur l’a vu, notre héros a horriblement souffert jusqu’à l’ère de son mariage ; ce qui ne l’a pas empêché de devenir maître d’une fortune considérable, homme d’ordre et maréchal de la noblesse de son district, et de jouir, dans sa verte vieillesse, de l’estime et de la considération générales.

Tourner tous les obstacles et se servir en tout temps et partout du mal même pour son plus grand bien, là, croyons-nous, est le secret de toute sa politique particulière, qui aura le mérite, aux yeux de bien des gens, d’être éminemment pratique.

Hélas ! les générations se suivent comme les jours, et, comme les jours, ne se ressemblent pas. Toute la jeune famille de Tchitchikof, surtout depuis l’époque injustement oubliée de l’oukaz relatif aux laboureurs libres contractants, est très-notoirement acquise à toutes les grandes réformes, si libéralement préparées par un gouvernement tutélaire et vraiment paternel ; et leur mère, dans le secret de l’intimité, reconnaît volontiers avec ses enfants, cette simple vérité morale, que de monstrueux abus, pour être anciens et tenaces, n’en sont pas plus respectables.

Si l’on veut bien nous pardonner notre partialité pour l’idée réformatrice qui brille aux yeux de la génération moderne, nous proclamerons, en retour, que Tchitchikof était un des héros les plus parfaits, un prototype de la génération qui a fait son temps, et semble devoir disparaître prochainement. Nous irons jusqu’à soutenir que notre héros n’est point mort ; qu’il n’est pas possible qu’il meure ainsi sans faire amende honorable, qu’il n’est pas d’ailleurs de ces hommes qui meurent tout entiers et qui tombent tout d’une pièce dans les abîmes de l’oubli. Nous pro-