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quatre mille nababs juifs, grecs ou mongols, il n’y voyait pas d’inconvénient pour la patrie.

Tels étaient les textes les plus ordinaires de sa conversation les jours d’expansion, au dessert de ses banquets les plus splendides ; et il est à remarquer que, chez lui, tous les jours qui séparaient ces heures de vie à la Potëmkin étaient des jours de mort, c’est-à-dire d’affaissement, voués à un silence de trappiste et à la plus stricte économie.

Tchitchikof, au bon temps de ses expéditions, avait rêvé fortune, jolie femme, élégante retraite, somptueux équipage, nombreuse progéniture, défrichements, bon aménagement des bois, prospérité agricole, bonheur de ses vassaux ; tout, sauf le bonheur des vassaux, sauf ce dernier point qui, au fait, n’avait été mis en compte que comme les pièces de dessert toujours intactes des dîners de Vauxhall sur les grandes lignes de chemin de fer. Tout lui avait réussi à souhait et avait même de beaucoup dépassé son attente ; mais si on lui eût demandé jusqu’à quel point sa femme et ses cinq fils aînés partageaient l’ordre habituel des pensées de sa vieillesse, il eût été, nous en convenons, fort embarrassé de le dire, car, s’il avait quelques moments d’épanchement avec la noblesse convoquée à ses festins et à ses fêtes, il n’en avait jamais dans le cercle de son heureuse famille : « Ma famille, aurait-il pu dire, doit m’aimer et m’honorer parce que je suis son chef, comme j’aime ma patrie, comme j’aime et honore le tsar, parce qu’il est mon chef et mon maître. L’empereur et moi, nous ne nous demandons pas plus compte de nos opinions que de notre affection mutuelle, nous ne nous connaissons même pas. Il en est de même de mes fils à moi : ils ont l’honneur d’être mes fils ; je ne les laisse manquer de rien, comme c’est mon devoir de père et de gentilhomme ; après cela, quelle nécessité que nous nous connaissions ? »

Il y a gros à parier qu’à l’heure qu’il est, Tchitchikof n’est plus de ce bas monde ; nous supposons qu’il aura suivi, matériellement parlant, dans la tombe, son illustre poète, son Homère, le bon et pieux Nicolas Gogol. Nous pourrions consulter, sur ce point historique, son ingénieux