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Un des traits les plus caractéristiques de la haute personnalité de notre héros était le patriotisme, le patriotisme grand-russien le plus exclusif. Il admettait parfaitement l’imitation comme simple marque de l’aptitude universelle de la nature moscovite ; il n’admettait pas l’immixtion du génie étranger, il repoussait jusqu’à l’ombre d’une association, affiliation quelconque. Introduire un Français, un Anglais, un Suisse, un Belge dans les conseils du gouvernement, eût été à ses yeux la même énormité que d’appeler un renard, un loup, une hyène, un requin à la direction d’une volière, d’une bergerie, d’une ménagerie ou d’un grand lac national, tel que le Ladoga, ou l’Onega, ou l’Iemen. Un Juif, à la bonne heure, car avec celui-là, s’il ne marchait pas droit, on n’hésiterait pas à le diriger sans bruit vers ces vastes contrées orientales de l’empire où le besoin de bras se fait de plus en plus sentir pour l’exploitation des mines que recèle la grande chaîne de la frontière chinoise, là où l’Occident n’a absolument rien à voir.

Politique, diplomatie, administration intérieure, justice, hommes, choses, défauts, préjugés, vices, abus nombreux, variés, universels, il acceptait, il protégeait, il adorait tout, tout ce qui était en Russie, tout ce qui était russe, parce que c’était russe, parce que cela existait au profit de la noblesse dans son pays, parce que à travers tout cela, le Russe habile, en dirigeant bien la barque de ses convoitises, pouvait, même sans talents particuliers, sans génie, sans services illustres, arriver à la noblesse, à la fortune, aux honneurs, et rêver même les plus grandes dignités ; et que les vices, les torts, les crimes, les anomalies et les fréquentes contradictions d’un état de choses où tout le monde croit au mal et personne à la loi, avaient à ses yeux leurs bons côtés pour les ambitieux, et, en tout cas, le droit de prescription. Que trente millions de familles, serfs et bourgeois, restassent immolées aux jouissances douteuses, à l’existence de luxe barbare et de fantaisies insensées souvent sauvages, de trois cent mille satrapes, appuyés sur un million de hobereaux corrompus et flanqués de trois ou