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veautés, sous le nom de progrès ; troisièmement de leur stupide principe d’égalité de tous les citoyens devant la loi.

Ce seul mot de citoyens, appliqué à la roture, à des paysans et même à la classe des artisans et des marchands, lui paraissait d’une absurdité révoltante. La loi, selon lui, est une machine dressée et maniée par les nobles, et qui fonctionne pour les nobles, ayant à leur tête le tzar qui, à son éternel honneur, est le premier gentilhomme de l’empire ; l’égalité n’est qu’un vieux fantôme évoqué par les malintentionnés du fond des ruines des fabuleuses républiques de Pskof et de Novgorod, à l’instigation des philosophes d’Allemagne qui déjà ont asphyxié la Pologne dans les vapeurs de leur sagesse politique.

Aussi Tchitchikof avait-il à l’égard des étrangers d’Europe des sentiments et des procédés tout à fait chinois ; il manquait consciencieusement à tous ses engagements envers l’Anglais, le Français, le Suisse, l’Allemand et l’Italien, uniquement pour bien faire sentir à ces gens-là, qu’un traité, un engagement formel pris à leur égard, n’était pas un contrat qui pût lier le Russe. S’il cédait enfin, ce n’était que sur les instances de ses pairs de noblesse, et encore s’acquittait-il à sa manière, et en faisant bien sentir qu’il agissait par respect de lui-même et non en vertu de prétendu engagement qui n’était et ne pouvait être qu’une fiction. S’il recherchait leur savon de Paris, leur eau de Cologne, leur toile de Hollande, leurs couteaux et rasoirs de Sheffield, leurs truffes du Périgord, leurs pâtés de Strasbourg, leurs vins de Champagne, leurs draps de Sedan et leurs tapis d’Aubusson, il aimait bien mieux tenir ces objets des Juifs de Pologne que des Français, des Italiens, des Anglais et des Allemands. Il aurait volontiers employé des Juifs de Russie-Blanche pour enseigner à ses fils les langues et les littératures de ces quatre nationalités. Il aurait aimé un opéra italien tout composé de chanteurs d’Ukraine, un théâtre français, d’acteurs natifs de Simbirsck et de Tobolsk ; un théâtre allemand de Kalmouks et de Kirghiz-Kaïssaks.