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condamnaient au personnage de grande dame, et la forçaient de déléguer à des suivantes la tenue du compte de ménage, la surveillance de l’office, des buffets et des caves, et le soin de confectionner manu propria toutes sortes de ratafias et conserves, dont il se faisait désormais une consommation inouïe dans la maison.

De son côté, notre héros ayant le cœur bien autrement haut que sa fortune, n’était nullement satisfait. Avec ses cheveux d’un blanc d’albâtre, son maintien droit et calme, ses joues fleuries, son nez aristocratiquement fin et transparent, et son regard fluide, avec la manière noble et généreuse dont il faisait les honneurs de chez lui, les jours de gala et de grandes fêtes ; il pensait que la noblesse du pays ne lui rendait pas justice exactement dans la proportion de ses mérites, et qu’aux élections qui eurent lieu onze mois après son exaltation, on aurait dû, au lieu de le confirmer pour la triennalité suivante, maréchal de son district, l’élire maréchal de gouvernement. Cette promotion méritée n’aurait pas eu pour effet unique de l’amener triomphant au chef-lieu, mais de lui ouvrir à Pétersbourg les portes du palais des Tsars, et d’attacher peut-être à son uniforme de maréchal, certaine clef d’or qui rend accessibles les charges de maître et de grand maître des cérémonies…

Tchitchikof cependant garda sa pensée, et trop fier pour bouder comme un sot, il se recueillit comme un sage. Seulement ses regards se portaient sans cesse sur les murs, les parquets et les plafonds des principales pièces de son manoir, et il trouvait tout cela bien nu, bien mesquin, bien pauvre, comparé aux merveilles qu’il avait entrevues au Kremle de Moscou et au palais d’hiver de la nouvelle capitale.

Avec tant de grandes qualités, notre héros assurément nous dispense de rien dissimuler ; il avait l’âme élevée et l’esprit vif, pénétrant et juste ; mais son cœur, souvent si fort, n’était pas exempt de quelques faiblesses. Il craignait tout contact avec les étrangers, à cause premièrement de leur manie de juger un pays qui ne veut pas leur être connu ; deuxièmement de leur détestable amour des nou-