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Les points de vue d’équité, d’amélioration sociale, de morale universelle, de propagation des lumières, d’émancipation intellectuelle, le touchaient infiniment peu. Ils ne faisaient même que l’attrister comme étant, si ces billevesées venaient à prendre faveur dans le public, d’un assez mauvais présage pour sa postérité qu’il croyait bien avoir créée à son image et ressemblance.

Il était abonné à quelques journaux, gazettes et publications illustrées, parce que toutes ces feuilles se rencontraient dans les salons de réception de ses voisins, mais il ne chercha jamais à se rendre compte par elles, des besoins, de l’esprit général, du courant des idées, des aspirations de la nouvelle époque.

De tout le contenu habituel du Journal des Débats, par exemple, il ne souffrait qu’on parlât en sa présence que de la rubrique : Cour d’assises, et à tout coup il disait : « À quoi bon des tribunaux ouverts au public ? Pourquoi donner ce nom de public au populaire ? Et à quoi bon publier encore dans les gazelles toutes ces horreurs qu’on entend dans les tribunaux ? » Et plus souvent encore, il s’écriait : « Vous voyez, vous voyez quelles abominations il se passe journellement dans les pays de l’Occident ! et il y a des fous qui voudraient européaniser la Russie ! Quand, au contraire, c’est bien à l’Europe pour son salut, de se russifier comme elle pourra, sinon je lui prédis qu’elle périra prochainement dans l’impénitence finale. »

Le devoir le plus considérable qu’il remplit à l’égard de ses cinq fils aînés, ce fut d’aller successivement les accompagner à Moscou et à Saint-Pétersbourg, pour installer les uns dans le service public : armée, finances, justice, marine, intérieur ; les autres, plus jeunes, dans différentes maisons d’éducation. Cela fait, il recevait et décachetait leurs lettres, en parcourait le commencement et la fin, les jetait ensuite sur la table, et laissait à sa femme le soin d’y répondre. Il revoyait ses fils, tour à tour, avec quelque plaisir, quand ils venaient en congé, et il les renvoyait avant l’échéance du congé beaucoup plus pourvus d’argent que de bénédictions senties. De leur part, ceux-ci retournaient