Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/384

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout à coup trois gentilshommes de son district allèrent à lui et lui proposèrent de se porter candidat. Notre héros ne put d’abord répondre, tant il était saisi ; puis il hésitait, et ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’il put dire, avec quelque résolution, ces honnêtes et pathétiques paroles :

« La providence divine en m’envoyant par votre organe un honneur inattendu, semble vouloir me rendre facile l’oubli de toutes les injustices que j’ai souffertes dans le pèlerinage de la vie. Messieurs, vous ne pouvez ignorer que mon existence a trop longtemps ressemblé par là à la situation d’un vaisseau battu par les tempêtes ; vous voulez me mettre au gouvernail du vaisseau de vos intérêts, vous faites peut-être trop de cas du peu de sagesse que peut m’avoir donnée l’expérience ; je vois ici une occasion de dévouement, je ne balance plus, ordonnez de moi. »

Là-dessus il versa quelques larmes, et pétrit des deux mains son chapeau à cornes ; puis, évidemment très-agité, il passa dans un salon attenant à la grande salle.

Il fut aussitôt procédé au ballottage des candidats, et cette opération dura peu de temps.

Aussitôt le ballottage terminé, il s’éleva de toutes les parties de la salle un grand cri général qui laissait distinctement entendre ces mots :

« Nous vous félicitons !!! »

« C’en est fait, pensa Tchitchikof en essuyant son front tout moite de l’effet du saisissement ; les honneurs sont venus à moi, et mon cœur est soulagé d’un poids immense. »

Et sa démarche, quand il rentra dans la salle, montrait quel vif sentiment il avait en ce moment de sa dignité personnelle.

« Messieurs, dit-il à toute cette foule qui le regardait passer, je vous remercie cordialement d’une élection qui ne peut que me flatter à tous les points de vue. Mais j’ai plusieurs raisons pour vous prier, pour vous adjurer de m’exempter de cette noble charge, au moins pour trois ans, afin que je puisse jeter de plus profondes racines dans une contrée dont le suffrage me sera toujours si précieux. »