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vraiment admirable dans ces opérations et dans ces collisions, où l’orgueil des maîtres s’empare des domestiques ; prompts à le centupler pour s’en faire honneur les uns aux yeux des autres. Dominer à tous les degrés, c’est la passion universelle.

À peine Podgrouzdëf fut-il dans la salle, que le ballottage commença. Les premiers mots qu’il prononça ayant été pour proclamer son désistement définitif de la charge et de toute candidature, on ballotta tour à tour trois candidats qui s’étaient en quelque sorte présentés eux-mêmes et qui furent écartés par les boules noires. Une foule compacte s’avança pour faire ballotter Mélékitchéntsof, mais l’immense majorité, mécontente, remarqua que, pour le district qu’avait représenté Podgrouzdëf, il n’y avait pas à opposer à Mélékitchéntsof un seul gentilhomme qui eût pour lui quelques chances.

Tchitchikof se tenait modestement adossé à une colonne, et le ver rongeur de l’ambition lui faisait de cruelles morsures. Tout restait suspendu depuis quelques minutes faute de ce concurrent à opposer au riche candidat, Déjà, Mélékitchéntsof jetait de tous côtés des regards protecteurs et triomphants à ses suffragants, et une tendre œillade au siége curule du maréchalat. Notre héros pensait : « Oh ! mille fois mieux eussé-je fait de reprendre le cours interrompu depuis dix ans, de mes visites à la parenté de Bétrichef, que de venir ici, me soumettre à cette torture. J’ai beaucoup souffert dans ma vie, mais j’ai pourtant joui de quelques jours heureux. Ceci est ma plus rude épreuve. Ne ferais-je pas bien d’aller poser moi-même carrément ma candidature ?… Grand Dieu ! quoi, pas une bouche ne viendra s’ouvrir devant moi et me dire seulement : « Ne vous plairait-il pas !… » Qu’on me parle après cela de mon grand air de général d’Amérique ; je me suis laissé prendre à une raillerie de tailleur ! Voyez si un seul viendra. Ô âmes mortes ! âmes mortes ! vous m’avez enrichi sans m’élever, et c’est vous à présent qui achevez de m’abaisser et de me perdre ! »

Tchitchikof délirait ; il était vraiment au désespoir, quand