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tricts furent ouvertes. Ce jour-là, dès le lever du soleil, les rues furent sillonnées par les allées et venues de toutes sortes d’équipages, remplis, la plupart outre mesure, de membres de la noblesse du pays, en grand habit d’ordonnance. Ils allaient, quelques-uns modestement à pied, les uns chez les autres, et, quand ils se rencontraient entre gens à peu près sûrs les uns des autres, ils descendaient de voiture ou s’arrêtaient et s’embrassaient ; on en voyait se saluer de distances fabuleuses. Les plus flatteuses espérances se dessinaient sur ces figures posées dans de hauts faux-cols blancs, très empesés.

Ce mouvement éveilla Tchitchikof long-temps avant l’heure ordinaire de son lever ; il courut à sa fenêtre et s’amusa à regarder une énorme britchka qui, attelée de deux chevaux à longs poils mal étrillés, traînait avec peine cinq gros gentilshommes en grand costume.

« Des généraux, ma foi, tous généraux aujourd’hui ?… C’est une véritable invasion de généraux. » dit-il ; puis s’étant lui-même paré de son grand habit de gala, il étudia deux ou trois poses nobles devant sa glace, et les bras croisés sur la poitrine, la tête haute mais légèrement inclinée de côté, il dit avec une grande assurance et assez haut : « Les autres, je ne sais ; qu’on nous voie et qu’on juge. Il y a sans doute, dans cette foule bigarrée, des gens d’esprit civilisés, riches, beaux de leur personne, mais moi… moi seul peut-être, je réalise ici l’idée du général… américain. » Et des larmes de tendresse égoïste et de vague inquiétude baignèrent les joues vermeilles de notre héros ; il se dit alors : « Seigneur Dieu, que se passe-t-il donc en moi ? et pourquoi ces larmes ? C’est ma maudite ambition qui pleure, sachant ne pouvoir être satisfaite. Cette ambition, c’est un ver né avec mon cœur, qui se sature de mon sang, vit de moi, en moi, et ne mourra qu’avec moi ; la maudire, c’est me maudire moi-même. »

Tchitchikof monta en voiture et se rendit à l’assemblée. Dans le trajet, il fut regardé, car il n’était pas de ceux qui n’ont jamais une pensée sur le front ; il fut remarqué par le populaire surtout parce qu’il distançait, non pas seulement