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ment utiles et servir aux miens après moi. Il faut enfin être sincère, c’est toujours cette maudite ambition, ou plutôt cette mesquine vanité qui m’oppresse le cœur après s’y être insinuée comme un serpent ; il est trop vrai, je voudrais être nommé maréchal de la noblesse de notre district. Il se trouve que c’est justement le but des désirs de tous les nobles, et que de là naissent tous ces partis, toutes ces intrigues. À chaque minute, quoi que je dise et fasse, il semble que quelqu’un me pousse et me crie aux oreilles : « Pose ta candidature, essaye, essaye, peut-être réussiras-tu ? » Il y a tel malheureux qui a sapé lui-même toute sa fortune afin de réunir chez lui la noblesse ; il se ruine, lui et tous les siens, par des dépenses extravagantes, il ne se rebute pas, et toujours il veut être nommé maréchal, malgré les affronts et les déconvenues. Il y a cette année bien des aspirants pour si peu de charges à répartir. Ne devrais-je pas remettre ma candidature aux élections suivantes. Mais non ; trois ans, ce sont trois siècles ! Serai-je valide, serai-je même vivant, dans trois ans ? Je voudrais pouvoir servir comme maréchal, huit, neuf mois, un an au plus, puis je donnerais péremptoirement ma démission ; de cette manière, ce serait bien ; oh que j’aurais de plaisir à signer, de mon écriture si nette et si ferme, sur des lettres de noblesse ou sur une circulaire adressée à tous mes nobles électeurs ! »

Tchitchikof se préoccupa tellement de cette dernière idée que, sans penser, il mit devant lui une feuille de papier, saisit une plume et écrivit d’un jet, d’un trait magistral ininterrompu : « Le maréchal de la noblesse, Tchitchikof. » Après quoi il regarda autour de lui, puis il tordit en spirale le papier, le brûla à la lumière de sa chandelle et pensa, en ôtant ses habits : « Misérable créature que l’homme ! Après tant de tempêtes, je suis entré dans un hâvre de salut, mais mon cœur et mon imagination m’y ont suivi, et, faute d’agitations réelles venant du dehors, je me crée, par la fantaisie, des sujets d’irritation et de fausses espérances qui ne me permettent point de goûter les douceurs du repos. »

Il s’écoula trois jours, et les bruyantes élections des dis-