Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/376

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de juge ; ce sont des fonctions graves. Juger ses semblables quand je sais qu’au jugement dernier j’aurai, moi, à rendre compte de mes arrêts, c’est terrible, et pourtant je m’y résous et je veux être un magistrat exemplaire, croyez-le bien.

— Faites cela, ce sera bien méritoire. Mais votre Mélékitchéntsof, quel homme est-ce ?

— Un millionnaire ! voilà, voilà qui il faut élire, voilà qui sera un maréchal accompli ! savez-vous, il a promis de donner un grand dîner où il régalera tout le monde de laitage de Hollande. Aussi pour cela seul on a résolu de le porter au maréchalat du district. Je connais le fromage de Hollande et j’en suis grand amateur ; ma femme l’aime beaucoup et ma fille aînée aussi, mais le laitage, le vrai lait de Hollande, ni moi, ni ma femme, ni mes enfants n’en avons jamais goûté. Eh bien Mélékitchéntsof en a apporté des Pays-Bas un tonneau, un grand tonneau, et, figurez-vous, dans sa voiture !

— C’est bien de Victor Apollonovitch que vous parlez ? dit un monsieur à voix grêle qui venait de s’arrêter derrière Bourdâkine.

— Eh oui, de Mélékitchéntsof, sans doute.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce lait dont vous parlez ?

— Du lait, quoi ! du lait, mais du lait de Hollande.

— Ce n’est nullement du lait ; on vous a induit en erreur ; ce n’est pas du lait, mais du petit lait ; du petit lait non pas de Hollande, mais ce qu’on appelle le petit lait d’Amsterdam. J’en ai goûté.

— N’en croyez rien, Pâvel Ivanovitch ! il ment. Eh bien, voyons, si vous en avez goûté, reprit le capitan de police, dites-nous quel en est le goût, et quel effet il a sur l’estomac.

— La belle question ! Le petit lait qu’a apporté Victor Apollonovitch est acide et amer, salé et douceâtre en même temps.

— Je m’en étais douté, ahi ! ahi ! Ahi ! les farceurs ! ils lui ont fait avaler de l’eau de mer ! de l’eau, de l’eau, je vous dis ; c’était saumâtre… voilà. Il faut vous dire que