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il me répond : Allons dîner ; et voilà que nous allons dîner de compagnie. N’est-ce pas, frère, dis ?

— Certainement. Tu comptes sur moi, je compte sur lui ; la confiance est ce qu’il y a de plus simple et de meilleur au monde. »

On voit que nos deux amis, dont l’un avait bien le double de l’âge de l’autre, en sont venus bien vite aux tu et aux toi. C’était tantôt le nez court, tantôt le nez long qui semblait mener son camarade ; ils firent ainsi à peu près le tour de la ville. Leurs logements, paraît-il, étaient éloignés du centre, ou ils s’étaient trompés de rue ; ils n’arrivaient toujours pas. Le nez court dit à l’aquilin qu’il voyait être las et ennuyé :

« Conviens que tu n’avais pas l’intention de dîner chez toi, et que tu as aujourd’hui, dès le matin, donné campo à ton cuisinier !

— Bien touché ! ce que tu viens de dire est l’exacte vérité !

— Eh bien, ni moi non plus je n’ai donné aucun ordre à mes gens, et ma cuisine est froide. Séparons-nous.

— Au revoir. Diable emporte le vieux filou.

— Adieu… Voyez-vous ce petit gredin. »

Le jeune gentilhomme resta tout un quart d’heure indécis ; il se disait :

« Au régiment, il y a passablement de jeunes pique-assiettes, il doit bien y en avoir même ici. Ce vieux camard m’a vraiment fait courir sans conscience ; il faut manger pourtant. Bah ! je vais aller chez notre juge ; il a sûrement dîné, lui ; c’est égal, il ne me laissera pas sortir sans me proposer au moins du thé, sinon quelque chose de plus solide. »

Cependant la séance de l’assemblée n’était pas encore close ; tous ceux qui avaient su s’arranger de manière à se lester l’estomac d’un déjeuner, sans qu’on remarquât leur absence, tenaient bon ; à chaque proposition, beaucoup encore criaient, déclamaient pro et contra, à tort et à travers. Quelques-uns, contre tout à-propos, s’avisaient de demander le scrutin… mais tous finirent par sentir l’aiguillon de la faim et furent charmés d’entendre M. le gou-