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— Je dis ce que je sais, voilà tout.

— Voilà le prix de ton travail. Est-ce que tu as coupé et cousu toi-même, ajouta-t-il en dessinant son torse devant la glace.

— Moi-même, monsieur.

— Cet argent-ci est-ce pour toi ?

— Non, c’est pour le bourgeois ; si vous donnez quelque chose pour moi, vous me ferez bien plaisir.

— Tiens, va avec cela prendre le thé à ma santé. » Et il lui donna un tselkove[1].

Après le départ du tailleur, il prit devant le miroir différentes poses, salua en avant, en arrière et obliquement, ceignit son épée de gentilhomme, mit ses gants, et comme il faisait très-beau, il se rendit pédestrement à la maison des assemblées de la noblesse.

Il y avait une demi-heure que tintait la cloche de l’appel aux élections ; les nobles arrivaient de minute en minute plus nombreux ; devant la porte étaient les gendarmes mis à la disposition de la police urbaine représentée par cinq ou six agents très-affairés.

L’hôtel de la noblesse était plein de bruit, d’allées et de venues, de mouvement inaccoutumé. Les gens de connaissance se rencontraient, se livraient à l’intempérance nationale du baiser et de l’embrassade, ce qui n’excluait pas la poignée de main à l’anglaise. Tchitchikof vit, non sans surprise, dans la grande salle une foule de gens qui saluaient non pas seulement leurs connaissances, mais les personnes mêmes inconnues et qu’ils voyaient pour la première fois. Leur regard était doux et respectueux, pour ne pas dire obséquieux ; leur chevelure était lisse et leur menton parfaitement rasé de frais. Ces messieurs étaient les candidats aux magistratures du gouvernement[2] qui ne sont point inférieures à celles des présidents de chambres ou cours de justice.

Le maréchal de la noblesse du gouvernement, en uni-

  1. Tselkove, c’est le rouble argent qui vaut 3 1/2 roubles assignations, et 3 fr.75 c. de France, à peu près.
  2. Gouvernement comme nous disons un département.