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et ami que vous savez, qui, au grand étonnement de Procope Pétrovitch, n’était pas encore rentré.

À deux heures après minuit on frappa à coups redoublés sur la porte cochère. Dès les premiers coups, Zajmoûrine réveillé, s’était mis sur son séant. Les trois domestiques qu’ils avaient amenés dormaient tout habillés sur le plancher de l’antichambre. Zajmoûrine les réveilla et les envoya à la porte cochère, dont ils ouvrirent le guichet, et, une minute après, entra comme une bombe le bon Bourdâkine, pâle, défait, les cheveux ébouriffés et un seul manteau pour vêtement.

« Où étiez-vous donc ? » lui demanda Zajmoûrine avec intérêt et inquiétude à la fois.

— Oh ! ne m’en parlez pas ; je viens d’un lieu où l’on ne me rattrapera jamais. C’était la première fois de ma vie ; ce sera bien la dernière. Hé ! de l’eau fraîche ! Je ne puis, jusqu’à ce moment, revenir de ma frayeur.

— Dites donc ce que vous avez.

— Ne me questionnez pas.

— Mais vos bottes, vos habits, votre casquette ?

— Le ciel soit loué ! je suis, moi, sain et sauf ; au diable mes effets. Hé ! petit, vite de la glace, de la glace, et frotte-moi tout le dos, tout le dos.

— Çà, moi je me lève et je vais faire ma déclaration à la police d’ici.

— Non, rien ! au nom de Dieu, ne bougez pas ! Une enquête encore, ce serait joli ! J’ai été à une école de danse : que ma femme sache que j’ai mis le pied dans un pareil établissement, et jamais elle ne me laissera venir aux élections. Alors, adieu les belles espérances !

— Que diantre alliez-vous donc faire, vous, dans une école de danse ?

— Eh ! l’occasion.

— Quelle occasion, voyons, contez-moi tout ? » dit avec une impatiente anxiété le futur juge en se couvrant de sa robe de chambre et de son bonnet de velours. Et il s’assit à côté du lit de son pauvre collègue, qu’il regardait avec intérêt en lui pressant la main, car, après tout,