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son verre sur la fenêtre ; puis il s’assit sur une pauvre chaise qu’il tourmenta indignement, ainsi que les parois intérieures de ses narines… et il sifflait un air qu’il rendait comme à dessein méconnaissable.

« Il faut le ménager un peu jusqu’après le ballottage, dit Zajmoûrine ; car il peut causer plus d’un désagrément.

— Oui ! on peut l’en empêcher, n’est-ce pas ? un pareil homme…

— Où diantre a-t-il pris cet habit ? Ce n’est pas à lui ; voyez ces deux gros plis qui partent des aisselles.

— Barantsof lui a prêté cet habit pour le temps des élections.

— Parlez bas… Hier on lui a dit un mot sur son habit : « C’est, a-t-il crié, mon habit ! personne ne le portera après moi ; je ne le quitte plus ; hier, en me couchant, je n’ai pas permis à mes gens de me l’ôter ; j’ai eu la fantaisie, moi, de dormir en habit. Quelqu’un a-t-il quelque chose à dire là-dessus ? » Voilà ce qu’il leur a dit avec une grande violence.

— Qu’est-ce que vous marmottez donc là entre vous, hein ? Il me semble que vous daubez sur moi. Faites-moi donner du punch et la boite au tabac, ici, à discrétion, sinon, gare les noires… et par file à droite en avant…

— Finis, prince, tes plaisanteries sont d’une bêtise amère.

— Amères et bêtes, n’est-ce pas ? Avec les gens d’esprit, j’ai la plaisanterie légère et douce, mais ma foi, avec vous, c’est et ça doit être amèrement bête ; c’est suivant le milieu, voyez-vous. Vous aurez tous du noir et à gauche, et ma raison, c’est que, étant prince, je déteste les démagogues[1]. À demain le serment ; il n’y a plus à reculer ; je dois faire les choses selon la conscience. Tu veux servir, tu te portes candidat à une magistrature et tu appartiens à un parti, tu te mets à la tête d’une coterie… Et pour-

  1. C’est un propos de fou, sans doute; mais il y a quinze ans, un mot pareil jeté à la face de quelqu’un ou de plusieurs hommes rassemblés n’était pas sans danger pour eux.