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Il y avait aussi réunion chez Zajmoûrine, mais de gens de bien moins haute qualité. Quelques-uns buvaient de l’eau-de-vie et grignotaient des butter-broot ou tartines fourrées. Barantsof, auditeur, jouait avec trois fondés de pouvoirs, une préférence à un quart de kopeïka, en se servant d’un très-vieux jeu de cartes. Zajmoûrine, Bourdâkine et lui avaient arrêté ce logement en commun. Dans la cour de cette maison, dans une remise fort délabrée, avait été remisé l’ex-cornette de hussards prince Smyrskï, à qui Barantsof avait procuré une commission de fondé de pouvoir pour les élections, et qu’il avait amené avec lui gratis. Le prince entrait continuellement dans les chambres pour avoir occasion de se restaurer ; continuellement il se querellait avec Barantsof son patron temporaire, et à chaque querelle il rentrait dans sa remise ; là il restait à murmurer et maugréer jusqu’aux heures du dîner ou du souper, temps où son cœur droit éprouvait le besoin de se réconcilier avec l’auditeur.

« Tikhon Séménovitch ! dit avec enthousiasme le prince à l’assesseur, c’est pour toi que je suis venu à la ville… Et il tiraillait en disant cela ses énormes moustaches grises.

— Et c’est moi qui ai eu la gloire d’amener le prince ; dit d’un air sérieux Barantsof en donnant les cartes.

— Comme ami, tu auras mon suffrage, je suis venu pour toi, pour toi je mettrai ma boule à droite, dis seulement, dis ce que tu veux être.

— Passe, » dit l’assesseur à ses partenaires, et il sortit.

« Le cher ami peut bien compter sur des boules noires ; à gauche, à gauche, dit le prince ; j’en rassemblerai une poignée et j’en fourrerai pour moi et mes voisins, il peut bien y compter. »

Barantsof rentra.

« Je veux qu’on sache bien, reprit le prince, en essayant de ne rien perdre du verre de punch qu’il tenait des deux mains, que nous sommes, Barantsof et moi, une vraie paire d’amis. »

Il but, claqua de la langue, frappa du pied et alla mettre