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— Comment l’entendez-vous ? Podgrouzdëf est un homme actif ; voyez comme il tient la tutelle, comme il protége l’orphelin, comme il défend la veuve.

— Eh ! c’est son premier devoir ; chacun de nous en userait de même ; mais vous ne faites donc pas attention à un autre devoir non moins important ; quel cuisinier a-t-il ? c’est honteux ! il prétend que cet homme a fait son apprentissage au club anglais de Moscou ; pour moi, je n’en crois rien. C’est tout bonnement un gâte-sauce. On mange, on mange de sa cuisine, on n’est jamais rassasié ; on se fatigue seulement les mâchoires. Vous savez tous que penser de ses farcis qui prennent aux dents et au palais et qui me collent ensemble les parois de l’œsophage, de manière à me rendre complétement muet pendant tout le temps du repas.

— Et, Dieu merci ! les voisins s’en trouvent à merveille, » dit le petit monsieur au teint safran, qui eut par ce mot un assez grand succès de rire.

« Les bons mots sont assez déplacés aujourd’hui ; nous sommes venus ici pour élire nos magistrats. Écoutez, je vous déclare moi, que Mélékichéntsof, qui arrive de l’étranger, désire lui-même être nommé maréchal ; voilà qui nous devons élire ; c’est lui qui a un cuisinier, un vrai cuisinier français, messieurs. Celui-là ne vous fera pas de la cuisine d’hôtellerie. Au reste, voyez, je suis prêt à donner ma voix à Podgrouzdëf, mais à la condition qu’il change de cuisinier, et qu’il prenne un vrai cordon bleu.

— Il va bien renvoyer son cuisinier pour être réélu maréchal ! allez donc !

— Comment ! il ne changera pas son cuisinier lorsque la noblesse le désire. Si j’étais maréchal, je ferais tout au monde pour contenter la noblesse. Et tenez, moi, pour preuve de mon dévouement à la noblesse, je vous déclare que je fais le sacrifice de mon cuisinier et le lui donne sans indemnité, et cela pour tout le temps de son maréchalat. Vous conviendrez, j’espère, que c’est là un sacrifice. Mon cuisinier est l’âme de ma maison ; je devrai, pour ne pas mourir de faim, quitter femme, enfants, mé-