Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/345

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Je désirerais entendre de votre bouche une réponse à cette question : Condescendez-vous au désir de toute la noblesse qui vous prie de rester pour trois ans encore notre maréchal ? Il est flatteur de servir avec vous, et moi, tout valétudinaire que je suis, peut-être songerai-je alors à prolonger mes fonctions de juge encore une triennalité et même deux ; mais avec vous, et si l’on veut de moi.

— Non, Procope Pétrovitch, je vous l’ai dit, je m’en tiens là, j’ai fait mon devoir et payé mon tribut ; si la noblesse me réélit, tout ce que je pourrai faire, c’est de la remercier très-cordialement, mais je refuserai.

— Puisqu’il en est ainsi, je m’en tiens là de même. Qui donc sera, après vous, un digne représentant de notre district ? Adieu, Stépan Stépanovitch ; je regrette de n’avoir pu vous décider ; c’est bien dur de votre part de rejeter ainsi nos prières. »

Le juge Zajmoûrine serra la main du maréchal et gagna la rue en descendant par l’escalier intérieur.

Il n’était pas sorti que Bourdâkine[1] entra dans le cabinet.

« Procope Pétrovitch sort d’ici ; pour sûr il vous aura dit qu’il a du service beaucoup plus qu’assez, dit à M. Podgrouzdëf, cet autre membre de la magistrature élective de la noblesse russe.

— C’est, en effet, ce qu’il disait. Qu’en pensez-vous, hein ?

— Je pense qu’il ment.

— Ho !

— Et c’est pour dire, car il vise au maréchalat. Lui, maréchal ! figurez-vous donc, avec ce grouin !

— Il est ambitieux, n’est-ce pas ?

— On peut avoir un faible ; mais Zajmoûrine, avec cette figure, songer à représenter la noblesse ! Et comme juge même, qu’est-ce que c’est ? Il faut dire vrai, la noblesse s’est trompée ; car enfin, qu’y a-t il de plus noble et de plus saint que de décider du sort d’autrui ?… On me pro-

  1. Bourdâkine, Ispravnik ou Kapitane Ispravnik, juge correctionnel chef de la police d’un district.