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ses revenus, et pour ne pas perdre un certain talent de plume qu’il possédait, il jugea à propos de recueillir ses souvenirs et les jeta sur le papier sous forme de notes d’où sont sortis, selon toute apparence et grâce à notre auteur, la presque totalité, ou, si l’on veut, les dix-neuf vingtièmes de notre épopée.

Dans la onzième année de cette période de bonheur sans nuage, tel qu’il est donné à fort peu d’honnêtes gens de le goûter, Pâvel Ivanovitch se sentit troublé ; il était las de tant de repos, de tant de santé, de tant de chance, de la monotonie, de l’uniformité, du calme de cette félicité. Ses notes furent abandonnées, il ne reçut plus qu’avec distraction les caresses de sa jeune famille ; il ne sortit plus guère de l’enceinte du manoir. En errant dans sa cour il rappela à Séliphane et à Pétrouchka le temps de leurs pérégrinations ; il tenta de réveiller, dans ces hommes épais, le désir de quelque bonne excursion à la manière d’autrefois ; mais ceux-ci, en vieillissant, s’étaient encroûtés dans la vie sédentaire ; les malheureux ne le comprirent point. Il les regarda avec mépris, et s’en voulut à lui-même d’avoir adressé la parole à des brutes autrement que pour leur intimer des ordres.

Le printemps venu, il signifia aux deux vieux serviteurs, sans vouloir entendre un seul mot d’objection, que le lendemain, 5 mai, à l’aurore, la calèche devait être attelée à la porte de l’auvent, et qu’ils eussent à se tenir prêts pour une absence de plusieurs mois ; il se proposait d’aller voir peut-être le ménage de Téntëtnikof et de la belle Julienne, dont il regardait le bonheur comme ayant été son ouvrage ; il saurait par là si le général Bétrichef était encore de ce monde. Il se flattait d’être en tous cas le bienvenu, au moins dans une partie de sa nombreuse parenté, et les circonstances avaient pu seules l’empêcher de visiter cette honorable famille comme c’était son devoir, puisqu’il s’y était engagé.

En effet, on partit ; mais à la quatorzième verste, à cinq de tout charron ou maréchal, deux jantes et le cercle de l’une des roues de la vieille calèche se rompirent. Tchit-