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mirables ressorts de la vieille calèche. Un chien rompit sa chaîne ; un coq ergoté comme un aigle, lâcha prise et donna à sa nombreuse famille l’exemple d’une fuite effarée ; deux paysans coururent dans leur clos, voir qui pouvait tirer ainsi près des habitations ; une femme, tremblante comme la feuille et bouche béante, laissa choir sur le seuil de l’étable une grande jatte de lait caillé ; mais Séliphane et Pétrouchka, qui ne se méprirent point sur la nature innocente du phénomène, se précipitèrent tout droit à la couche de leur maître. Tchitchikof, dès qu’il put se rendre compte des choses, apprit que les chevaux avaient dû souffler et se refaire, et que les gens eux-mêmes, après avoir trôné sur le siége de la calèche près de quinze heures d’horloge, avaient profité de ce repos forcé pour se restaurer un peu dans une atmosphère d’hommes, de chou, de lait et de pain chaud.

Notre héros entra dans la chambre de l’auberge rustique et y dévora à lui tout seul tout un tiers d’un beau koulébeak[1] de six à huit livres pesant, que ces braves gens avaient préparé pour une noce de village, puis les chevaux ayant été remis à la voiture, il paya la dépense, reprit sa place et se remit en route après s’être parfaitement renseigné sur la situation du domaine d’un nommé Dobriakof, qui, cinq jours avant l’emprisonnement de Tchitchikof, avait reçu de lui en dépôt trois caisses fort lourdes, et à qui il avait promis d’aller consacrer, de bonne et franche amitié, une semaine entière de plein loisir.

Il trouva le manoir de Dobriakof et les caisses qui l’attendaient, mais non Dobriakof lui-même qui était absent. L’oncle de ce gentilhomme, vieillard plus qu’octogénaire, fit parfaitement dîner Tchitchikof et son monde, livra les caisses à la réquisition de son hôte de quelques heures, et

  1. Koulébeak, pâté national russe qui contient dans ses larges flancs de pâte levée, soit simplement des choux hachés tirés du tonneau de la conserve de l’hiver, et comme assaisonnement des jaunes d’œufs durs, soit un gruau mélangé d’oignon, ou bien encore des chairs de brochet perche, de lavaret ou de saumon, qu’assaisonnent des jaunes d’œufs mêlés de visigues ou cartilages d’esturgeon.