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surer le bien-être de leur pays, j’avais tort de les affliger par la froideur dédaigneuse de mon accueil. Ils ont été forcés d’étouffer devant moi leur légitime amour-propre et de me sacrifier leur personnalité. Si je ne leur eusse donné lieu de me croire plein de morgue, il m’eût été plus facile de remarquer leur dévouement, leur zèle, leur amour du bien, et j’aurais pu recevoir d’eux de bons et d’utiles conseils. Tout ce que je puis alléguer à ma décharge c’est qu’il est plus aisé au subordonné de s’accommoder à l’humeur du chef, qu’au chef de se plier à celle du subordonné. Tous les subalternes n’ont qu’un chef à satisfaire, ce chef est en contact avec des centaines d’employés de tout rang, d’humeur et d’éducation très-diverses. Mais je me hâte de laisser de côté la question de savoir quels sont, en théorie générale, ceux que l’on doit le plus accuser du mal dangereux qui pèse sur le pays tout entier. Bornons-nous à considérer l’état où se trouve la province que nous habitons. Cet état ne provient point de l’invasion de vingt peuples ennemis, mais de nous-mêmes, puisqu’il s’est formé ici en pleine paix, en dehors du gouvernement légal, par le fait de quelques hommes pervers, un gouvernement parallèle, souterrain, audacieux, hostile à toute légalité et beaucoup plus fort que l’administration régulière, un gouvernement de voleurs, qui a ses règlements et ses arrêtés, ses prix réglés, sa taxe dont il dépend de chacun d’être promptement informé.

« On conçoit que, dans de telles conditions, un homme d’État, fût-il plus sage que tous les législateurs, plus habile que tous les politiques de son pays, n’aura jamais la force, s’il ne frappe les plus grands coups, de préserver les biens et l’honneur des populations, quelque soin qu’il prenne de contenir les mauvais employés en les faisant surveiller par d’autres. Ce qu’il faudrait, c’est, quant à présent, l’impossible, ce qu’il faudrait, c’est que chacun de nous sentît que, de même qu’il s’armait, il y a une dizaine d’années, pour repousser l’invasion étrangère, il doit s’armer aujourd’hui contre l’injustice envahissante des méchants, des ennemis de la loi. C’est comme Russe, c’est comme frère