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ments étrangers, controuvés et criants, de telle sorte qu’il devînt impossible à l’autorité de s’y reconnaître et d’être à portée d’asseoir un jugement quelconque sur rien. Je connais le grand meneur, l’homme qui s’est fait, et pour cause, centre et pivot de toute l’intrigue ; je sais toute la part qu’il y a constamment prise, malgré le soin qu’il a de se tenir toujours dans l’ombre. Comme je sais aussi qu’en laissant aller les choses plus loin, l’audace des coupables, pour mieux assurer l’impunité de leurs crimes, ne reculerait pas devant l’idée d’incendier, d’affamer, d’instiguer à la révolte les populations, je suis décidé à sceller tous les dossiers qui sont entre mes mains, à mettre l’état de siége et à faire juger sommairement, militairement, par des cours spéciales. Et ne doutez pas que le czar, à qui je vais exposer l’état des choses, ne m’investisse de tous les pouvoirs nécessaires à mes vues. Vous conviendrez, messieurs, que la justice ordinaire est devenue ici non-seulement impuissante, mais radicalement incompétente, les intérêts des magistrats eux-mêmes se trouvant directement ou indirectement mêlés à tout ; et quand on brûle les armoires qui contiennent les livres matriculaires et les minutes des actes, quand, en faisant affluer des masses de faux témoignages et de rapports mensongers, en suscitant à l’administration mille embarras inouïs, on s’efforce d’obscurcir complétement des affaires déjà bien noires par elles-mêmes, j’ai pensé qu’en ces conjonctures, l’organisation prompte d’un tribunal militaire était notre seule voie de salut ; mais j’ai voulu pourtant savoir quelle est, à cet égard, votre opinion. »

Le prince s’arrêta, promena un regard interrogatif sur toute l’assemblée, comme s’il eût attendu d’une part ou d’une autre quelque objection ou quelques mots de réponse. Tous les assistants restèrent muets, les yeux fixés sur le parquet. Plusieurs étaient très-pâles.

Le prince reprit :

« Dans la masse des affaires honteuses qu’on s’est efforcé d’embrouiller et de fondre dans les autres, il en est une qui est restée à mes yeux suffisamment distincte ; comme je n’ai cessé de la suivre attentivement depuis son origine