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s’est mises en tête… Montrez-leur à tous à la fois qu’ils se sont grossièrement trompés. Que risquez-vous ? la démarche n’a rien que d’honorable. Dites-leur qu’en leur faisant cet exposé de votre position, vous vous figurez, en intention, faire votre confession non devant eux, mais à la face de Dieu lui-même.

— Eh bien, j’y réfléchirai, dit le prince, j’y réfléchirai mûrement ; en attendant je vous remercie de votre conseil d’ami, Athanase Vaciliévitch.

— Et Tchitchikof ? dit le vieillard, n’ordonnez-vous pas qu’il soit mis en liberté ?

— J’y consens. Au fait, ajouta le prince en regardant Fédor Ivanovitch, il n’y a pas nécessité qu’il soit retenu en prison. Oh ! cet abominable procès au milieu de tant de graves conjonctures… Vous avez examiné le dossier ?

— Un dossier qui est déjà monstrueux, répondit le jeune stagiaire, et où l’on voit derrière chaque nouvelle pièce qui s’y joint d’heure en heure la main d’un homme qui est le génie même de la chicane ; un procès à user trois vies d’homme, et que peut-être, en écartant tout le pêle-mêle qui vient y adhérer, on pourrait terminer en trois heures par un compromis entre les principaux intéressés ; de sorte que l’administration et le pays seraient délivrés d’un coup de la plus embarrassante affaire et du plus épouvantable scandale. »

Le prince écrivit quelques lignes, puis se tournant vers Mourâzof, il lui dit :

« Faites-moi un plaisir ; allez trouver Tchitchikof au lieu où il est détenu, et dites-lui qu’il va être délivré, mais que, dans les vingt-quatre heures, il soit hors de la ville et qu’il s’en aille le plus loin possible. Je sens que, si jamais cet homme me retombait sous la main, je n’aurais plus la force de lui faire grâce. »

Mourâzof, en quittant le cabinet du général gouverneur, se rendit droit au lieu de détention de Tchitchikof. Il trouva le prisonnier dans une fort bonne disposition d’humeur ; il achevait d’expédier un bon petit dîner qui lui avait été apporté de nous ne savons quel restaurant, dans