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— Mais la requête des quatre-vingt-deux, insuffisamment respectueuse dans la forme, est au fond illégale et d’un très-mauvais exemple. Que feraient-ils si j’exauçais les vœux qu’ils expriment, ou même seulement si ma faiblesse passait sous silence et leur pardonnait cette démarche ? Plusieurs, soyez-en sûr, lèveraient le nez bien haut et ne manqueraient pas de dire qu’ils m’ont fait peur, et, du moment qu’ils croiraient pouvoir effrayer l’autorité, c’en serait fait pour moi de toute considération.

— Voulez-vous bien, prince, me permettre de vous proposer une idée ? Assemblez-les tous, déclarez que vous savez tout, démontrez-le leur magistralement, gravement, sans véhémence, puis représentez-leur votre position personnelle exactement comme vous venez de nous la peindre, et après cela exigez que chacun, séance tenante, consigne sur un carré de papier ce qu’il aurait fait à votre place.

— Ah çà, vous les supposez donc capables d’un mouvement noble et d’une résignation apostolique à tel moment donné, eux qui n’ont vécu que de bassesse, de mensonge et de simonie ? Si je faisais ce que vous dites, ils écriraient tous comme un seul homme : « Amnistie, amnistie générale ! » Ou bien, ils n’écriraient pas du tout, et en tout cas, croyez bien qu’ils se moqueraient de moi. Ne le pensez-vous pas comme moi, Fédor Ivanovitch ? ajouta-t-il s’adressant au jeune stagiaire ministériel.

— Non, prince, leur esprit ne serait pas disposé au rire ; ils seraient trop vivement surpris de la nouveauté d’un appel si imprévu et si solennel fait à leur conscience.

— L’homme le plus dégradé ne laisse pas d’avoir au fond de lui un sentiment de justice qu’on peut toujours réveiller par une surprise, reprit Mourâzof. Le Russe est resté Russe, et le Russe n’est pas le juif endurci. Non, prince, vous n’avez aucun besoin de dissimuler avec eux. Dites-leur ce que vous avez bien voulu dire ici devant nous. Ils parlent fort mal de vous, vous tenant pour un homme altier, suffisant, orgueilleux, plein de lui-même, incapable d’écouter aucune raison contraire aux idées qu’il