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écrivait à un certain jurisconsulte fort dangereux que je vais décidément faire mettre en interdit et expulser de la ville, seul moyen de l’empêcher de jeter ici le trouble dans toutes les classes de la société. Il me semble que mon premier devoir serait maintenant de diriger des troupes dans ces districts, et, à plus forte raison, dans celui où s’agitent les sectaires du raskol (hérésie), agités par de misérables vagabonds. Persistez-vous réellement à penser que votre seule présence, vos discours dont je connais la sagesse, et ceux de vos agents dévoués à cette sainte mission, suffisent pour ramener ces malheureuses populations à la raison et au devoir ?

— Oui, prince, oui, je le crois, et j’oserais presque vous en répondre sur ma vie. D’abord, soit dit entre nous, j’ai sous la main un moyen plus sûr qu’une démonstration armée ; je ferai un petit sacrifice, et cela me regarde seul ; j’approvisionnerai économiquement, mais positivement du moins, de seigle et d’orge ces localités où sévit la famine ; mes distributions ne seront pas dérisoires. C’est une partie que je m’entends un peu mieux à diriger que messieurs les employés, soit dit sans leur faire tort ; je ferai tout moi-même, et je donnerai à qui il faut donner, et non à qui devrait lui-même contribuer du sien. Après cela, si vous le permettez, prince, j’irai parler raison aux sectaires. Il est très-vrai qu’ils prêtent bien plus volontiers l’oreille aux discours des personnes simples, telles que moi : mais point d’escorte, point de soldats ! Avec la seule aide de Dieu, peut-être qu’en effet je réussirai à les pacifier, à finir l’affaire tout amiablement. Les employés ont des habitudes qui ne peuvent que leur être antipathiques et suspectes ; ils commencent par entamer une correspondance avec l’autorité, ils expédient des rapports, des contre-rapports, se font adresser des ordres et embarrassent tout de tant de papiers que, derrière les monceaux de leurs griffonnages, on ne parvient plus à voir ce qu’ils font.

— Je mettrai à votre disposition les sommes…

— De l’argent ? Non, je n’en prendrai sous aucun prétexte, ni avant, ni pendant, ni après ma tournée, parce