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laissé prendre comme un enfant ; que cette femme était complétement étrangère à toute scène de testament, ne sachant ni jouer la comédie ni même écrire son propre nom, toutes choses dont les plus notables habitants du faubourg offraient de se rendre garants.

Le prince entr’ouvrit sa porte, donna des ordres pour que l’on reconduisît à l’instant, dans son propre équipage, la pauvre femme et son mari à leur domicile, et il les congédia en leur demandant leurs noms, et en les priant d’excuser la prétendue erreur qui avait été commise sans doute par excès de zèle.

Après avoir refermé la porte de son cabinet, il pressa avec émotion la main de Mourâzof en lui disant : « Merci, frère, merci ! » puis il se croisa les mains, regarda le ciel, et une grosse larme se suspendit à chacun de ses yeux.

En ce moment entra dans le cabinet un jeune employé de bonne tournure ; il s’arrêta respectueusement, le portefeuille à la main, à quelques pas du prince. Son seul aspect faisait bien voir qu’il appartenait à une nouvelle génération ; il servait comme en disponibilité pour commissions particulières près du ministère de la justice ; sur ses traits, frais encore, régnait une expression sérieuse de gravité et d’amour du travail. C’était un des rares employés qui s’occupent de procédure en dilettanti. Sans ambition, sans avidité, sans inclination à suivre l’exemple de personne, il ne servait que par la conviction où il était que sa vraie place était là et non ailleurs, et que la vie lui avait été donnée précisément pour être utile à son pays dans cette carrière. Suivre, examiner, analyser, confronter, discuter, et, après avoir saisi tous les fils des affaires les plus embrouillées, débrouiller, mettre en ordre, éclaircir les choses, dégager le point de droit du point de fait, et donner une opinion, tels étaient ses travaux ; et ses efforts étaient amplement récompensés par ce jour qu’il voyait luire devant lui dans le dédale obscur et tortueux d’un procès, par la découverte des mobiles secrets, des ruses et des intrigues de la chicane, et par l’immense satisfaction qu’il ressentait de pouvoir parfois exposer avec briè-