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On entendit des voix nombreuses dans la vaste pièce garnie de bureaux au pourtour, précédant le cabinet. Le prince, qui attendait qu’on fit comparaître devant lui la femme accusée de faux et tenue aux arrêts forcés, ne comprenait pas qu’elle n’eût point encore été amenée à son audience ; il alla lui-même à la porte, et il la fit à l’instant ouvrir à deux battants.

Près de cette porte était toute une multitude de gens de la ville et d’employés, debout la plume à l’oreille. Au milieu du demi-cercle qui s’était formé en cet endroit était une pauvre femme toute gonflée de chagrin, de bonté, de terreur et de colère. Près de cette malheureuse et de trois soldats ébahis, se tenait avec une certaine irritation contenue un bourgeois de la ville sujet à gesticuler beaucoup, mais avec cela outrageusement bègue. Le prince questionna, le bourgeois bégaya et gesticula avec une grande animation ; la femme cria, gémit, pleura, se tordit les bras et se roula par terre ; dix ou douze habitants amenés par le bourgeois excitaient assez vivement celui-ci à s’expliquer devant Son Excellence. Le malheureux bègue se donnait déjà bien assez de mal pour cela, et il n’en était que moins intelligible, et c’est ce que faisaient observer à ces bonnes gens les gendarmes, les employés et les garçons de bureau.

La confusion était si complète que cela ressemblait à une émeute. Le prince consterné jeta un regard lamentable du côté de Mourâzof. Celui-ci comprit ; il alla aussitôt pêcher dans la foule six des plus vieux habitants présents à la scène, et les introduisit dans le cabinet. Puis, au bout de quelques minutes, il les renvoya dans la pièce où la sédition, grâce à l’attente générale d’un incident quelconque, venait de se calmer comme par enchantement ; après quoi, ayant refermé la porte en recommandant le silence à la multitude, il expliqua au général-gouverneur que l’accusée était la femme du bourgeois bègue, que c’était un couple de très-honnêtes gens ; que la femme avait été arrêtée le matin même dans la rue et mise aux arrêts par surprise, sous un prétexte de charité auquel elle s’était