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les coupables qui à leur crime ont joint l’infamie de prendre cet adolescent pour complice. On a fait l’application de la même peine au jeune Derpennikof et à un homme qui a vieilli dans les méfaits de tout genre, tel que Vorono Dronnoï, à un ange déchu et à sa dupe. Il y avait lieu, ce me semble, à distinguer.

— Au nom de Dieu, si vous savez quelque chose de plus sur cette affaire, parlez ! dit le prince avec une agitation visible. J’ai écrit il y a quelques jours à Pétersbourg pour solliciter un adoucissement de peine en faveur de Derpennikof ; je suis prêt à écrire encore et à insister même pour sa grâce entière, si vous le savez positivement digne de l’intérêt des honnêtes gens.

— Non, prince, je ne crois pas savoir rien que vous ne sachiez vous-même ; cependant il est une circonstance qui milite en sa faveur à mes yeux. Il sait, lui, un point de fait qui est resté obscur et qui lui serait fort avantageux, mais il souffrira tout plutôt que de faire condamner un autre homme à cause de lui. Ce secret-là ne sera que trop bien gardé. Mais demandez-vous si, en tranchant le procès par un coup d’autorité, après une instruction fort insuffisante, vous n’avez pas péché par précipitation. Pardon, prince ; vous faites appel à ma faible intelligence et m’ordonnez de parler à cœur ouvert : c’est ce que je fais. Je ne suis pas sans quelque expérience des hommes ; j’en ai employé un très-grand nombre, et j’en ai trouvé de mauvais et de bons. Je sais qu’il faut prendre en considération les précédents, mais les précédents bien prouvés de chacun, puis s’adresser directement aux individus avec calme et douceur ; si l’on s’emporte à leur premier abord, on ne fait que les effrayer, et il n’y a plus à compter sur le moindre aveu sincère. Je questionne d’un ton de bienveillance et comme entre frères ; l’inculpé dit tout avec confiance et s’enhardit jusqu’à demander un adoucissement à la peine qu’il mérite ; jamais en ce cas il ne met d’acharnement contre personne ; c’est qu’il voit bien que ce n’est nullement moi qui le punirai, mais la loi. »

Le prince devint très-pensif.