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maître, tellement que la sentinelle lui porta les armes et se tint roide comme un pieu.

« Y a-t-il longtemps que tu es là ?

— Depuis ce matin, Votre Noblesse.

— Et pour combien de temps encore ?

— Pour trois heures, Votre Noblesse.

— Cela ne sera pas. J’ai besoin de toi, nommément de toi.

— J’entends, Votre Noblesse.

— Je vais dire à l’officier d’envoyer ici un autre à ta place, un gendarme.

— Comme il plaît à Votre Noblesse.

— Le mot d’ordre ?

— Quand le diable y serait, Votre Noblesse.

— Quand le diable y serait, c’est juste ; eh bien, quand tu auras échangé le mot d’ordre, rentre au quartier et attends que je t’appelle. »

Aussitôt il remonta sur sa drojka et rentra chez lui pour deux minutes. Voulant ne mêler personne dans l’affaire et que les cordons du sac allassent bien au fond de l’eau, il s’habilla lui-même en gendarme avec longues moustaches et épais favoris, et s’étant rendu complétement méconnaissable, il alla près de la maison isolée où Tchitchikof était enfermé. Là il saisit la première femme qui lui tomba sous la main, la mit sous la garde de deux de ses camarades aussi fort experts en affaires, et lui, il alla se planter, avec le sabre traînant et le fusil au poing, comme il convient, devant la sentinelle, à qui il dit :

« Va-t’en, le commandant te relève de garde. »

Le mot d’ordre échangé, le soldat partit. En un tour de main, à la femme au testament, succédait aux arrêts la pauvre femme arrêtée au hasard, qui ne savait rien et ne comprenait rien. La femme lettrée fut d’abord cachée quelque part, et plus tard on n’entendit plus parler d’elle à cinquante kilomètres à la ronde.

Dans le temps même où Samosvistof, avec ses goûts militaires, trouvait le moyen de se jouer des soldats, le jurisconsulte faisait de véritables merveilles sur un théâtre diffé-