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guerre, disaient-ils, il ferait des prodiges ; que par des chemins impraticables on l’eût envoyé enclouer un canon à la barbe de l’ennemi, c’eût été pour lui une véritable fête.

À défaut de cette carrière militaire où peut-être on aurait fait de lui un homme d’honneur, il déploya ses qualités naturelles et acquises dans des exploits de greffe qui firent de lui un personnage moins honorable. Mais, chose difficile à croire et pourtant positive, cet homme avait des règles et des principes à lui ; il était d’un bon et sûr commerce avec ses égaux et ses inférieurs, et jamais il ne lui arriva de trahir un camarade ; sa parole donnée, il la tenait à tout prix ; mais quant à toute la hiérarchie des supérieurs, il n’y voyait jamais que des batteries à surprendre et à enlever, et pour cela il ne manqua pas de profiter de tout sentier imperceptible, de tout pli de terrain, de tout endroit faible ou mal gardé.

« Nous connaissons à fond votre situation, dit cet employé aussitôt qu’il vit que la porte était rentrée hermétiquement dans son cadre ; nous savons tout, tout, tout, mais ne vous alarmez pas ; ayez au contraire bon courage ; le dommage est déjà aux trois quarts réparé. Nous avons tous travaillé de bon cœur pour vous, pour votre service, cher maître, entendez-vous ? Trente mille roubles suffiront parfaitement pour tout ce monde ; ne donnez pas un sou de plus ; cela doit suffire. Est-ce convenu ?

— Et je serai justifié ? s’écria Tchitchikof.

— Libéré, acquitté, justifié, et de plus indemnisé de vos pertes matérielles.

— Et tous vos soins me coûteront… ?

— Trente mille roubles. Dans cette somme il se trouvera tout ce qu’il faut, de calcul fait, et pour nous autres, et pour le monde du général-gouverneur, et pour le secrétaire. Y êtes-vous maintenant ?

— Mais permettez ; voyez… comment pourrais-je sortir d’ici ? Mes effets, pensez donc, toutes mes hardes, ma… hem ! tout est sous les scellés, gardé par des sentinelles ?…