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— Eh bien ! que Dieu à présent vous affermisse dans cette résolution, dit le vieillard ; je vais faire les plus grands efforts auprès du prince pour obtenir votre mise en liberté, et tout au moins un grand adoucissement à votre position. Permettez-moi de vous embrasser, car vous venez de me causer bien de la joie. Eh bien, adieu ; je me rends d’ici droit chez le prince. Dites-moi seulement : qui a fait tenir à Khlobouëf soixante mille roubles comme un legs particulier de la défunte, tandis qu’on ne trouve pas de trace de ce legs dans le testament ?

— C’est le légataire, à ma prière.

— Bien ! je m’en étais douté ; adieu. »

Tchitchikof resta seul.

Tout en lui était ébranlé, son cœur était pénétré d’attendrissement. Le plus dur des métaux, le plus résistant, le moins ductile, le platine, traîné aux fourneaux, jeté aux creusets à l’état brut avec toutes ses scories, subit l’action d’un feu sans cesse alimenté, sans cesse excité par le jeu des soufflets ; d’abord il tient bon ; mais l’homme est plus ferme encore ; le métal blêmit, puis il frémit dans sa masse, des corps étrangers s’en dégagent, et, à la fin, on voit le plus obstiné des métaux tendre de lui-même à s’épurer, et passer ainsi accidentellement à l’état liquide. C’est ainsi que l’homme le plus bronzé contre les tortures morales du malheur, faiblit, s’affaisse et voit l’épaisse coque métallique dont le temps avait enveloppé sa nature, éclater et se dissoudre instantanément sous le feu irrésistible qui l’attaque et la dévore.

« Je suis un être insensible ; je n’ai point de sentiment, non, point ; mais c’est résolu, je ferai les derniers efforts pour inspirer les meilleurs sentiments à autrui, les sentiments dont Mourâzof a éveillé en mon esprit l’idée la plus distincte ; je suis par moi-même un grand misérable, je ferai tout pour détourner mes semblables de ce qui jette inévitablement dans un tel abîme de perdition ; je n’ai rien du vrai chrétien, mais je me surveillerai à chaque minute, pour ne donner aux chrétiens que des sujets d’édification. Je vais me mettre à travailler ; la terre sera arrosée de