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santé ? L’amour du bien vous fait défaut, faites-le au mépris de votre goût, livrez-vous-y sans l’aimer ; cela vous sera compté à un plus haut prix que si vous agissiez par inclination naturelle. Répétez seulement ce vertueux effort quelquefois, et l’amour du bien éclora de lui-même dans votre âme. Croyez que cela est toujours ainsi. La royauté ne se donne pas d’elle-même, comme on dit ; elle veut être abordée, contrainte, surprise, enlevée par une série de puissants efforts. L’homme, ce roi de la création, ne fait ratifier qu’à ce prix ce beau titre. Eh ! Pavel Ivanovitch, ne laissez pas périmer vos droits à cette royauté, vous avez pour les faire reconnaître une force devenue trop rare aujourd’hui parmi nous. Je vois partout des hommes faibles, mous, sans volonté ; vous avez au fond de vous une patience de fer. Osez quitter le mal pour le bien, vous serez peut-être, vous serez, je crois, un héros. Vous ne ramperez plus dans les fanges de la honte, comme il est naturel au vice, vous planerez alors sur les cimes sereines de la vertu ! »

Ces paroles habiles et bien senties du vénérable Mourâzof pénétrèrent en effet au fond de l’âme de Tchitchikof, et y remuèrent un côté de son amour-propre qui avait toujours été retourné en dessous. Les yeux de l’infortuné prisonnier brillèrent en ce moment, si ce n’est du pur et vif éclat d’une grande résolution, du moins de quelque chose de fort qui y ressemblait assez.

« Athanase Vaciliévitch, dit-il d’un son de voix assuré, si vous parvenez à obtenir pour moi, par vos instances généreuses, ma liberté et les moyens de sortir de cette ville avec quelques débris convenables de ce que je possédais ce matin encore, je vous donne ma parole de commencer une tout autre vie. J’achèterai un petit village, je me ferai cultivateur, je ferai des économies, non pas pour moi, mais pour les nécessiteux ; je ferai, n’en eussé-je nulle envie, autant de bien qu’il me sera possible ; je m’oublierai, je m’effacerai moi-même, je mépriserai les festins et les orgies des villes ; je me ferai avec bonheur une existence simple et frugale.