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laisse libre dans la ville. Réussirai-je ? C’est fort douteux, mais je vous promets de tâcher. Si, selon votre sentiment à vous, je viens à réussir, je vous demande, pour ma récompense, l’engagement de renoncer à toutes les manœuvres auxquelles vous vous livrez pour ces belles acquisitions. Je vous atteste sur l’honneur que, si je venais à perdre tout mon avoir, qui est plus considérable que le vôtre, on ne me verrait pas pleurer. Soyez bien sûr que l’avantage n’est pas dans une fortune que l’on peut confisquer, mais dans des biens que personne ne peut ni séquestrer ni dérober. Vous avez déjà assez vécu pour comprendre ce que c’est que la vie ; vous-même vous comparez votre existence à un vaisseau battu par les vagues ; vous avez bien assez pour vivre un reste de jours à l’abri du besoin. Retirez-vous dans quelque solitude agréable, dans le voisinage d’une église et de quelques honnêtes gens, et, s’il est vrai que vous éprouviez un grand désir de laisser après vous une famille, mariez-vous à une bonne fille pauvre, faite à la modération, experte en économie domestique ; oubliez les bruits du monde, ses vanités, ses séductions et ses besoins factices ; sachez sans regret vous faire oublier de lui : il ne vous donnerait pas de repos, vous l’avez bien vu, puisque tout vous tente, tout vous quitte, tout vous trompe et vous trahit depuis que vous faites commerce avec lui.

— Certainement, certainement ! c’était mon intention, ma volonté bien arrêtée, de régler mes mœurs, de vivre de la vie de l’âme, et, pour diversion, de m’occuper de ménage. Le tentateur des hommes m’a ébloui, aveuglé, égaré. Ô Satan, va diable, va démon maudit !… »

Des sentiments indéfinissables et qui lui avaient été jusque-là inconnus s’émurent en lui. Il semblait qu’il s’éveillât du fond de son âme quelque chose de lointain, quelque chose de tombé autrefois et d’étouffé dès le jeune âge par un enseignement à principe mortel, qu’avaient encore favorisé les vapeurs de l’ennui d’une enfance sans caresse et sans joie, le silence morne de la maison paternelle, la solitude et la monotonie de ce séjour, la misère et la pauvreté