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est visiblement tout ébranlé, même quand son langage reste à peu près le même pendant la commotion.

« Afanacii Vaciliévitch, dit le pauvre Tchitchikof en prenant les deux mains de Mourâzof dans les siennes, si j’avais le bonheur de recouvrer ma liberté, et avec ma liberté ce petit avoir dont je suis naturellement inquiet, si j’avais ce grand bonheur… je vous jure que de ce moment-là je mènerais une tout autre vie… seulement, sauvez-moi, vous ; soyez mon bienfaiteur, tirez-moi de cette prison.

— Êtes-vous raisonnable de demander que j’aille pour vous parler à l’encontre de la loi ? Et puis, qu’importe aux magistrats puissants que je vous porte intérêt ? car c’est là tout ce qu’ils y verraient, si j’allais à eux. Le prince est, avant tout, un homme fanatique de justice, et, dès qu’il a avancé, il ne recule point. Que puis-je donc alors, et que me demandez-vous ?

— Soyez mon bienfaiteur ! vous ne savez peut-être pas toute l’étendue de votre influence… Et puis, écoutez : ce n’est pas la loi qui me terrifie ; devant la loi, j’ai des moyens ; hors d’ici, j’en pourrai trouver. Mon malheur, ma ruine, c’est d’être jeté dans ce cachot où je mourrai comme un chien. Où sont mes papiers, mon avoir, ma cassette ?… Ah ! sauvez-moi !… »

En achevant, il embrassa les genoux du vieillard et les inonda de ses larmes.

« Pâvel Ivanovitch ! dit Mourâzof en branlant la tête, comme cet avoir dont vous parlez vous a rendu aveugle et sourd ! Votre âme semblait se réveiller, elle voulait vous parler tout à l’heure ; mais cet avoir, ce misérable avoir vous tourne la tête, et vous n’entendez rien au dedans de vous.

— Je penserai aussi à mon âme ; j’y pense, j’y pense, mais sauvez-moi !

— Pâvel Ivanovitch, vous sauver, moi ! Quel sauveur suis-je donc ? songez à ce que je suis. Mais soit, je vais voir si, en effet, je puis quelque chose ; je demanderai que vous soyez traité avec moins de rigueur et qu’on vous