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aux pieds de Mourâzof ; le prince vous aime, il ne vous refusera rien !… dites-lui…

— Non, Pâvel Ivanovitch ; malgré tout mon désir, toute ma bonne volonté, je ne puis pas ; ce n’est point sous le pouvoir d’un homme que vous êtes tombé, mais sous celui de la loi, qui est inflexible.

— Satan m’a tenté, j’ai faibli ; je suis donc devenu un objet d’horreur pour les hommes ! »

En disant ces derniers mots il heurta sa tête contre la paroi, et de sa main frappa la table avec tant de violence qu’il en eut le poignet tout en sang ; mais il ne parut pas ressentir le moindre mal de ce qu’il venait de faire.

« Pâvel Ivanovitch, calmez-vous ; songez à vous réconcilier avec Dieu, et ne vous inquiétez pas des hommes ; pensez, pensez bien à l’état de votre pauvre âme.

— Mais quelle destinée fut la mienne, Afanacii Vaciliévitch ! Où est l’homme qui en a subi une pareille ? Ce n’a jamais été que par des prodiges de patience que j’ai gagné chaque kopéïka dans ma vie ; toujours par un travail surhumain ; car moi je n’ai jamais dépouillé personne, je n’ai jamais pillé les caisses de l’État, comme font tant de gens. Et à quoi bon tant de peine pour une kopéïka ? À quoi bon ? pour pouvoir vivre une vie aisée et laisser quelque aisance à la femme que je prendrais et aux enfants que j’aurais d’elle pour le bien, pour la service de la patrie. Voilà pourquoi il me fallait à toute force un avoir. J’ai biaisé, j’en conviens, j’ai biaisé, mais alors seulement qu’il m’était bien démontré que, dans l’état des lieux, le droit chemin n’existait pas et ne pouvait exister. Je travaillais du moins, je me formais, je rendais service et j’étais poli ; si j’ai pris, et je l’ai fait, c’est toujours à des riches. Songez à ces infâmes qui dans les tribunaux prennent par dizaines les milliers de roubles dans les caisses publiques, rançonnent les pauvres gens, enlèvent leur dernier sou à la veuve et à l’orphelin sans ressources. Il ne leur arrive rien ; et à moi, quelle obstination du malheur ! Songez, chaque fois que je tiens enfin mes récoltes ou que je n’ai plus qu’à étendre la main vers les fruits de