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Mais, heureusement pour notre poëme, sur notre Tchitchikof, sur ce prototype d’une génération qui n’avait pas encore fait tout son temps, se tenait étendue la main de celui à qui seul il appartient de sauver et préserver ce qui doit achever et couronner son œuvre avant de disparaître à jamais.

Une heure s’était à peine écoulée depuis que Tchitchikof se tordait sur le plancher encroûté de ce lieu d’infection, que la porte du cachot s’ouvrit toute grande pour livrer passage au bon vieux Mourâzof, dont rien n’arrêtait la charité, et qui savait par les lumières de l’âme ce que vaut pour le prisonnier de cette catégorie l’aumône d’une visite spontanée.

S’il arrivait à un pèlerin, brûlé d’une soif ardente, couvert de l’incandescente poussière du désert, épuisé de forces, exténué par la fatigue et le besoin, qu’une jeune et belle nymphe de l’oasis vînt verser avec précaution dans sa gorge desséchée un filet cristallin de belle et pure eau de source, cette nymphe bienfaisante et cette gracieuse vision n’auraient pas pour le pèlerin un effet plus rafraîchissant, plus fortifiant que ne le fut pour le pauvre Tchitchikof cette apparition du bon vieillard dans l’infect et humide cachot. Tchitchikof s’élança du plancher où il s’était laissé tomber dans le terrible accès de sa douleur, saisit la main du vieillard, la baisa avidement, la porta convulsivement de ses lèvres à sa poitrine, et s’écria :

« Mon bienfaiteur, mon sauveur ! Ô Dieu du ciel, vous récompenserez cet homme, ce saint qui vient visiter et sauver du désespoir un malheureux comme moi ! » Puis il sanglota et fondit en larmes[1].

  1. La substance de ces trois pages se trouve dans la publication du grave et scrupuleux M. Trouchkovski, qui, certes, s’en est tenu à ce qu’il a trouvé dans les copies du manuscrit qui étaient dans ses mains. Le texte que nous donnons ici, et qui est tout aussi bien de Gogol que le texte fourni par M. Trouchkovski nous a paru plus complet et plus achevé. Il provient de l’un de ces nombreux manuscrits qui circulaient par milliers dans le public, et qui font encore que de temps en temps on voit apparaître dans les revues russes quelque fragment inédit de notre auteur.