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— Allez-vous-en, vous dis-je ! » exclama le prince.

Ce personnage était saisi de cet indéfinissable sentiment de répulsion qu’éprouve l’homme à la vue d’un hideux reptile qui lui fait horreur et qu’il n’a pas le courage d’écraser du pied. Cependant le prince imprima à sa jambe une secousse nerveuse telle que Tchitchikof sentit un violent coup de botte à la fois au nez, aux lèvres et au menton. Celui-ci ne lâcha pas pour si peu la botte princière, et ne la retint, au contraire, qu’avec plus de vigueur entre ses bras. Mais l’attouchement habile des doigts de deux robustes gendarmes autour de sa taille eurent tout d’abord l’effet désiré ; le prince resta fort agité, mais libre.

Tchitchikof, remis et maintenu debout par les mains qui l’avaient relevé, traversa, soutenu par les aisselles, sans apercevoir personne, quatre grandes pièces remplies de monde. Il était blanc comme la toile, les traits tirés et dans cet horrible état de prostration où tombe le malheureux qui voit devant lui la mort, ce pas inévitable, antipathique à notre nature, et où notre imagination ne manque pas de dresser de hideux fantômes, surtout si la conscience et la fièvre sont de la partie.

Parvenu au palier supérieur du grand escalier, il ouvrit les yeux, et, au moment de descendre la première marche, il vit Mourâzof qui allait la monter. Une lueur d’espérance brilla aussitôt sur son front ; en un clin d’œil il s’arracha avec une force extraordinaire des mains des gendarmes étonnés, et il se précipita aux pieds du vieillard, non moins stupéfait que les gendarmes.

« Mon pauvre monsieur Pâvel Ivanovitch ! qu’est-ce qui vous arrive ? dit Mourâzof.

— Sauvez-moi, sauvez-moi, Afanacii (Athanase) Vaciliévitch ! on me mène en prison, à la mort ! je… »

Les gendarmes ne le laissèrent pas achever ; ils l’avaient ressaisi sous les aisselles et l’entraînaient, mis en garde contre tout nouvel accident de ce genre.

Un sale et humide cachot sentant le renfermé, le moisi, le remugle, combiné avec la senteur des bottes et des longues bandes de toile dont les paysans et les soldats s’en-