Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/290

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans famille sur la terre… maintenant c’est une vieille mère…

— Eh bien ! oui, je suis un misérable ; je mentais, je n’ai ni mère, ni femme, ni enfants ; mais, Excellence, croyez-moi, il a toujours été dans ma pensée de prendre femme, de remplir tous mes devoirs d’homme et de citoyen, pour me concilier, pour mériter alors l’estime des citoyens et des magistrats. Mais j’ai eu malheur sur malheur, et j’en ai subi les effets ordinaires ; j’ai dû, pour exister, pour me cramponner à un certain niveau social, sacrifier souvent mes scrupules ; mon cœur en saignait parfois… Que faire pourtant, quand, à chaque pas, il y a tentation et scandale, et de plus des détracteurs, des ennemis bien injustes, bien acharnés ? toute ma vie, prince, a été une suite d’ouragans ; mon frêle esquif ne pouvait qu’errer à l’aventure, ainsi battu par les vents et les flots. Je suis homme, prince, et j’ai eu des faiblesses. »

Il dit, et deux abondants ruisseaux de larmes jaillirent de ses yeux ; il s’abattit aux pieds du prince, sans même songer à son habit Navarin flamme et fumée, à son gilet de velours épinglé, à sa cravate de soie lapis-lazuli, à son pantalon collant ; il frappa le parquet de sa tête si merveilleusement coiffée, et répandit, en s’essuyant à la hâte le front et les yeux, la plus douce exhalaison de véritable Marie Farina dans tout le cabinet de Son Excellence.

« Va-t’en, va-t’en ! Ah ! faites-le emmener par trois soldats, dit le prince à l’employé de service.

— Prince, prince ! pitié ! » cria Tchitchikof en embrassant des deux mains les bottes du grand personnage.

Le prince sentit le frisson dans toutes ses fibres.

« Allez-vous-en, vous dis-je, allez-vous-en ; laissez-moi donc ! dit-il, et il faisait de très-grands efforts pour dégager ses pieds des mains crispées de Tchitchikof.

— Prince, je ne m’en irai pas que vous ne m’ayez accordé ma grâce ! dit Tchitchikof, qui, au lieu de lâcher prise, pressait les bottes du prince contre son sein ; et sur ce parquet ciré de frais il était traîné sur place par la jambe prisonnière avec le bel habit flamme et fumée de Navarin.