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frémissant de colère, vous avez commis l’action la plus basse et la plus infâme dont un filou de votre espèce puisse se souiller !

— Puis-je demander à Votre Excellence quel est cet acte de coquinerie infâme qu’il lui plaît de me reprocher ? » dit Tchitchikof très-pâle et tout tremblant, mais tâchant de faire quelque contenance.

Le prince se leva, approcha de Tchitchikof, le regarda bien droit en face et lui dit :

« Une femme… celle qui… sous votre dictée, a signé le testament que vous savez par cœur, se trouve enfin sous la main de la justice et va être confrontée avec vous. »

Le regard de Tchitchikof se brouilla tout à fait et ses lèvres bleuirent ; il dit au prince :

« Je dirai à Votre Excellence comment tout s’est passé ; je suis coupable, sans doute ; mais mon erreur est l’œuvre de mes ennemis ; on m’a cruellement trompé.

— Personne ne peut vous tromper ; il y a en vous, pour tous les genres de bassesses, plus de moyens que n’en peut jamais imaginer le plus effronté menteur ; je crois que, dans tout le cours de votre vie, vous n’avez pas fait une action exempte de fraude, et, comme vous n’avez jamais acquis un sou que par le vol et l’escroquerie, il y a, dans le nombre, vingt fois de quoi vous valoir le knout et la Sibérie. Mais je ne veux plus même te voir ni t’entendre, misérable : tu vas de ce pas être mis en prison, et là, dans un cercle de scélérats et de brigands, tu attendras que l’on ait décidé de ton sort. L’arrêt le plus sévère sera encore trop doux ; tu es un bien plus méchant drôle que ceux qui ne portent que l’armiack et le touloupe ; tu es vêtu… »

Il jeta en disant ces mots un coup d’œil sur le magnifique habit flamme et fumée de Navarin, et, saisissant un cordon de sonnette, il sonna.

« Ah ! prince, si vous n’avez pitié de moi, songez à ce que va souffrir ma jeune famille ! Songez que vous donnez la mort à ma mère qui est vieille et souffrante.

— Tu mens ! s’écria le prince ; tu m’as déjà supplié au nom de tes enfants, de ta femme, et tu es heureusement